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L'îLE MYSTéRIEUSE-CHAP46-48

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Chapitre 46-48
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Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 4


Les colons sur la grève. — Ayrton et Pencroff travaillent au sauvetage. — Causerie pendant le déjeuner. — Les raisonnements de Pencroff. — Visite minutieuse de la coque du brick. — La soute intacte. — Les nouvelles richesses. — Les derniers débris. — Un morceau de cylindre brisé.

« Ils ont sauté ! s'écria Harbert.

— Oui ! sauté comme si Ayrton eût mis le feu aux poudres ! répondit Pencroff en se jetant dans l'ascenseur, en même temps que Nab et le jeune garçon.

— Mais que s'est-il passé ? demanda Gédéon Spilett, encore stupéfait de ce dénouement inattendu.

— Ah ! cette fois, nous saurons !… répondit vivement l'ingénieur.

— Que saurons-nous ?…

— Plus tard ! plus tard ! Venez, Spilett. L'important est que ces pirates aient été exterminés ! »

Et Cyrus Smith, entraînant le reporter et Ayrton, rejoignit sur la grève Pencroff, Nab et Harbert.

On ne voyait plus rien du brick, pas même sa mâture. Après avoir été soulevé par cette trombe, il s'était couché sur le côté et avait coulé dans cette position, sans doute par suite de quelque énorme voie d'eau. Mais, comme le canal en cet endroit ne mesurait pas plus de vingt pieds de profondeur, il était certain que les flancs du brick immergé reparaîtraient à marée basse.

Quelques épaves flottaient à la surface de la mer. On voyait toute une drome, consistant en mâts et vergues de rechange, des cages à poules avec leurs volatiles encore vivants, des caisses et des barils qui, peu à peu, montaient à la surface, après s'être échappés par les panneaux ; mais il n'y avait en dérive aucun débris, ni planches du pont, ni bordage de la coque, — ce qui rendait assez inexplicable l'engloutissement subit du Speedy.

Cependant, les deux mâts, qui avaient été brisés à quelques pieds au-dessus de l'étambrai, après avoir rompu étais et haubans, remontèrent bientôt sur les eaux du canal, avec leurs voiles, dont les unes étaient déployées et les autres serrées. Mais il ne fallait pas laisser au jusant le temps d'emporter toutes ces richesses, et Ayrton et Pencroff se jetèrent dans la pirogue avec l'intention d'amarrer toutes ces épaves soit au littoral de l'île, soit au littoral de l'îlot.

Mais au moment où ils allaient s'embarquer, une réflexion de Gédéon Spilett les arrêta.

« Et les six convicts qui ont débarqué sur la rive droite de la Mercy ? » dit-il.

En effet, il ne fallait pas oublier que les six hommes dont le canot s'était brisé sur les roches avaient pris pied à la pointe de l'Épave.

On regarda dans cette direction. Aucun des fugitifs n'était visible. Il était probable que, après avoir vu le brick s'engloutir dans les eaux du canal, ils avaient pris la fuite à l'intérieur de l'île.

« Plus tard, nous nous occuperons d'eux, dit alors Cyrus Smith. Ils peuvent encore être dangereux, car ils sont armés, mais enfin, six contre six, les chances sont égales. Allons donc au plus pressé. »

Ayrton et Pencroff s'embarquèrent dans la pirogue et nagèrent vigoureusement vers les épaves.

La mer était étale alors, et très-haute, car la lune était nouvelle depuis deux jours. Une grande heure, au moins, devait donc s'écouler avant que la coque du brick émergeât des eaux du canal.

Ayrton et Pencroff eurent le temps d'amarrer les mâts et les espars au moyen de cordages, dont le bout fut porté sur la grève de Granite-house. Là, les colons, réunissant leurs efforts, parvinrent à haler ces épaves. Puis la pirogue ramassa tout ce qui flottait, cages à poules, barils, caisses, qui furent immédiatement transportés aux Cheminées.


Quelques cadavres surnageaient aussi. Entre autres, Ayrton reconnut celui de Bob Harvey, et il le montra à son compagnon, en disant d'une voix émue :

« Ce que j'ai été, Pencroff !

— Mais ce que vous n'êtes plus, brave Ayrton ! » répondit le marin.

Il était assez singulier que les corps qui surnageaient fussent en si petit nombre. On en comptait cinq ou six à peine, que le jusant commençait déjà à emporter vers la pleine mer. Très-probablement les convicts, surpris par l'engloutissement, n'avaient pas eu le temps de fuir, et le navire, s'étant couché sur le côté, la plupart étaient restés engagés sous les bastingages. Or, le reflux, qui allait entraîner vers la haute mer les cadavres de ces misérables, épargnerait aux colons la triste besogne de les enterrer en quelque coin de leur île.

Pendant deux heures, Cyrus Smith et ses compagnons furent uniquement occupés à haler les espars sur le sable et à déverguer, puis à mettre au sec les voiles, qui étaient parfaitement intactes. Ils causaient peu, tant le travail les absorbait, mais que de pensées leur traversaient l'esprit ! C'était une fortune que la possession de ce brick, ou plutôt de tout ce qu'il renfermait. En effet, un navire est comme un petit monde au complet, et le matériel de la colonie allait s'augmenter de bon nombre d'objets utiles. Ce serait, « en grand, » l'équivalent de la caisse trouvée à la pointe de l'Épave.

« Et en outre, pensait Pencroff, pourquoi serait-il impossible de renflouer ce brick ? S'il n'a qu'une voie d'eau, cela se bouche, une voie d'eau, et un navire de trois à quatre cents tonneaux, c'est un vrai navire auprès de notre Bonadventure ! Et l'on va loin avec cela ! Et l'on va où l'on veut ! Il faudra que M. Cyrus, Ayrton et moi, nous examinions l'affaire ! Elle en vaut la peine ! »

En effet, si le brick était encore propre à naviguer, les chances de rapatriement des colons de l'île Lincoln allaient être singulièrement accrues. Mais, pour décider cette importante question, il convenait d'attendre que la mer fût tout à fait basse, afin que la coque du brick pût être visitée dans toutes ses parties.

Lorsque les épaves eurent été mises en sûreté sur la grève, Cyrus Smith et ses compagnons s'accordèrent quelques instants pour déjeuner. Ils mouraient littéralement de faim. Heureusement, l'office n'était pas loin, et Nab pouvait passer pour un maître-coq expéditif. On mangea donc auprès des Cheminées, et, pendant ce repas, on le pense bien, il ne fut question que de l'événement inattendu qui avait si miraculeusement sauvé la colonie.

« Miraculeusement est le mot, répétait Pencroff, car il faut bien avouer que ces coquins ont sauté juste au moment convenable ! Granite-house commençait à devenir singulièrement inhabitable !

— Et imaginez-vous, Pencroff, demanda le reporter, comment cela s'est passé, et qui a pu provoquer cette explosion du brick ?

— Eh ! monsieur Spilett, rien de plus simple, répondit Pencroff. Un navire de pirates n'est pas tenu comme un navire de guerre ! Des convicts ne sont pas des matelots ! Il est certain que les soutes du brick étaient ouvertes, puisqu'on nous canonnait sans relâche, et il aura suffi d'un imprudent ou d'un maladroit pour faire sauter la machine !

— Monsieur Cyrus, dit Harbert, ce qui m'étonne, c'est que cette explosion n'ait pas produit plus d'effet. La détonation n'a pas été forte, et, en somme, il y a peu de débris et de bordages arrachés. Il semblerait que le navire a plutôt coulé que sauté.

— Cela t'étonne, mon enfant ? demanda l'ingénieur.

— Oui, monsieur Cyrus.

— Et moi aussi, Harbert, répondit l'ingénieur, cela m'étonne ; mais quand nous visiterons la coque du brick, nous aurons sans doute l'explication de ce fait.

— Ah çà ! monsieur Cyrus, dit Pencroff, vous n'allez pas prétendre que le Speedy a tout simplement coulé comme un bâtiment qui donne contre un écueil ?

— Pourquoi pas ? Fit observer Nab, s'il y a des roches dans le canal ?

— Bon ! Nab, répondit Pencroff. Tu n'as pas ouvert les yeux au bon moment. Un instant avant de s'engloutir, le brick, je l'ai parfaitement vu, s'est élevé sur une énorme lame, et il est retombé en s'abattant sur bâbord. Or, s'il n'avait fait que toucher, il eût coulé tout tranquillement, comme un honnête navire qui s'en va par le fond.

— C'est que précisément ce n'était pas un honnête navire ! répondit Nab.

— Enfin, nous verrons bien, Pencroff, reprit l'ingénieur.

— Nous verrons bien, ajouta le marin, mais je parierais ma tête qu'il n'y a pas de roches dans le canal. Voyons, monsieur Cyrus, de bon compte, est-ce que vous voudriez dire qu'il y a encore quelque chose de merveilleux dans cet événement ? »

Cyrus Smith ne répondit pas.

« En tout cas, dit Gédéon Spilett, choc ou explosion, vous conviendrez, Pencroff, que cela est arrivé à point !

— Oui !… oui !… répondit le marin… mais ce n'est pas la question. Je demande à M. Smith s'il voit en tout ceci quelque chose de surnaturel.


— Je ne me prononce pas, Pencroff, dit l'ingénieur. Voilà tout ce que je puis vous répondre. »

Réponse qui ne satisfit aucunement Pencroff. Il tenait pour « une explosion », et il n'en voulut pas démordre. Jamais il ne consentirait à admettre que dans ce canal, formé d'un lit de sable fin, comme la grève elle-même, et qu'il avait souvent traversé à mer basse, il y eût un écueil ignoré. Et d'ailleurs, au moment où le brick sombrait, la mer était haute, c'est-à-dire qu'il avait plus d'eau qu'il ne lui en fallait pour franchir, sans les heurter, toutes roches qui n'eussent pas découvert à mer basse. Donc, il ne pouvait y avoir eu choc. Donc, le navire n'avait pas touché. Donc, il avait sauté.

Et il faut convenir que le raisonnement du marin ne manquait pas d'une certaine justesse.

Vers une heure et demie, les colons s'embarquèrent dans la pirogue et se rendirent sur le lieu d'échouement. Il était regrettable que les deux embarcations du brick n'eussent pu être sauvées ; mais l'une, on le sait, avait été brisée à l'embouchure de la Mercy et était absolument hors d'usage ; l'autre avait disparu dans l'engloutissement du brick, et, sans doute écrasée par lui, n'avait pas reparu.

À ce moment, la coque du Speedy commençait à se montrer au-dessus des eaux. Le brick était plus que couché sur le flanc, car, après avoir rompu ses mâts sous le poids de son lest déplacé par la chute, il se tenait presque la quille en l'air. Il avait été véritablement retourné par l'inexplicable mais effroyable action sous-marine, qui s'était en même temps manifestée par le déplacement d'une énorme trombe d'eau.

Les colons firent le tour de la coque, et, à mesure que la mer baissait, ils purent reconnaître, sinon la cause qui avait provoqué la catastrophe, du moins l'effet produit.

Sur l'avant, des deux côtés de la quille, sept ou huit pieds avant la naissance de l'étrave, les flancs du brick étaient effroyablement déchirés sur une longueur de vingt pieds au moins. Là s'ouvraient deux larges voies d'eau qu'il eût été impossible d'aveugler. Non-seulement le doublage de cuivre et le bordage avaient disparu, réduits en poussière sans doute, mais encore de la membrure même, des chevilles de fer et des gournables qui la liaient, il n'y avait plus trace. Tout le long de la coque, jusqu'aux façons d'arrière, les virures, déchiquetées, ne tenaient plus. La fausse quille avait été séparée avec une violence inexplicable, et la quille elle-même, arrachée de la carlingue en plusieurs points, était rompue sur toute sa longueur.


« Mille diables ! s'écria Pencroff. Voilà un navire qu'il sera difficile de renflouer !

— Ce sera même impossible, dit Ayrton.

— En tout cas, fit observer Gédéon Spilett au marin, l'explosion, s'il y a eu explosion, a produit là de singuliers effets ! Elle a crevé la coque du navire dans ses parties inférieures, au lieu d'en faire sauter le pont et les œuvres mortes ! Ces larges ouvertures paraissent avoir plutôt été faites par le choc d'un écueil que par l'explosion d'une soute !

— Il n'y a pas d'écueil dans le canal ! répliqua le marin. J'admets tout ce que vous voudrez, excepté le choc d'une roche !

— Tâchons de pénétrer à l'intérieur du brick, dit l'ingénieur. Peut-être saurons-nous à quoi nous en tenir sur la cause de sa destruction. »

C'était le meilleur parti à prendre, et il convenait, d'ailleurs, d'inventorier toutes les richesses contenues à bord, et de tout disposer pour leur sauvetage.

L'accès à l'intérieur du brick était facile alors. L'eau baissait toujours, et le dessous du pont, devenu maintenant le dessus par le renversement de la coque, était praticable. Le lest, composé de lourdes gueuses de fonte, l'avait défoncé en plusieurs endroits. On entendait la mer qui bruissait, en s'écoulant par les fissures de la coque.

Cyrus Smith et ses compagnons, la hache à la main, s'avancèrent sur le pont à demi brisé. Des caisses de toutes sortes l'encombraient, et, comme elles n'avaient séjourné dans l'eau que pendant un temps très-limité, peut-être leur contenu n'était-il pas avarié.

On s'occupa donc de mettre toute cette cargaison en lieu sûr. L'eau ne devait pas revenir avant quelques heures, et ces quelques heures furent utilisées de la manière la plus profitable. Ayrton et Pencroff avaient frappé, à l'ouverture pratiquée dans la coque, un palan qui servait à hisser les barils et les caisses. La pirogue les recevait et les transportait immédiatement sur la plage. On prenait tout, indistinctement, quitte à faire plus tard un triage de ces objets.

En tout cas, ce que les colons purent d'abord constater avec une extrême satisfaction, c'est que le brick possédait une cargaison très-variée, un assortiment d'articles de toutes sortes, ustensiles, produits manufacturés, outils, tels que chargent les bâtiments qui font le grand cabotage de la Polynésie. Il était probable que l'on trouverait là un peu de tout, et on conviendra que c'était précisément ce qu'il fallait à la colonie de l'île Lincoln.

Toutefois, — et Cyrus Smith l'observait dans un étonnement silencieux, — non-seulement la coque du brick, ainsi qu'il a été dit, avait énormément souffert du choc quelconque qui avait déterminé la catastrophe, mais l'aménagement était dévasté, surtout vers l'avant. Cloisons et épontilles étaient brisées comme si quelque formidable obus eût éclaté à l'intérieur du brick. Les colons purent aller facilement de l'avant à l'arrière, après avoir déplacé les caisses qui étaient extraites au fur et à mesure. Ce n'étaient point de lourds ballots, dont le déplacement eût été difficile, mais de simples colis, dont l'arrimage, d'ailleurs, n'était plus reconnaissable.

Les colons parvinrent alors jusqu'à l'arrière du brick, dans cette partie que surmontait autrefois la dunette. C'était là que, suivant l'indication d'Ayrton, il fallait chercher la soute aux poudres. Cyrus Smith pensant qu'elle n'avait pas fait explosion, il était possible que quelques barils pussent être sauvés, et que la poudre, qui est ordinairement enfermée dans des enveloppes de métal, n'eût pas souffert du contact de l'eau.

Ce fut, en effet, ce qui était arrivé. On trouva, au milieu d'une grande quantité de projectiles, une vingtaine de barils, dont l'intérieur était garni de cuivre, et qui furent extraits avec précaution. Pencroff se convainquit par ses propres yeux que la destruction du Speedy ne pouvait être attribuée à une explosion. La portion de la coque dans laquelle se trouvait située la soute était précisément celle qui avait le moins souffert.


« Possible ! répondit l'entêté marin, mais, quant à une roche, il n'y a pas de roche dans le canal !

— Alors, que s'est-il passé ? demanda Harbert.

— Je n'en sais rien, répondit Pencroff, monsieur Cyrus n'en sait rien, et personne n'en sait et n'en saura jamais rien ! »

Pendant ces diverses recherches, plusieurs heures s'étaient écoulées, et le flot commençait à se faire sentir. Il fallut suspendre les travaux de sauvetage. Du reste, il n'y avait pas à craindre que la carcasse du brick fût entraînée par la mer, car elle était déjà enlisée, et aussi solidement fixée que si elle eût été affourchée sur ses ancres.

On pouvait donc sans inconvénient attendre le prochain jusant pour reprendre les opérations. Mais, quant au bâtiment lui-même, il était bien condamné, et il faudrait même se hâter de sauver les débris de la coque, car elle ne tarderait pas à disparaître dans les sables mouvants du canal.

Il était cinq heures du soir. La journée avait été rude pour les travailleurs. Ils mangèrent de grand appétit, et, quelles que fussent leurs fatigues, ils ne résistèrent pas, après leur dîner, au désir de visiter les caisses dont se composait la cargaison du Speedy.

La plupart contenaient des vêtements confectionnés, qui, on le pense, furent bien reçus. Il y avait là de quoi vêtir toute une colonie, du linge à tout usage, des chaussures à tous pieds.

« Nous voilà trop riches ! s'écriait Pencroff. Mais qu'est-ce que nous allons faire de tout cela ? »

Et, à chaque instant, éclataient les hurrahs du joyeux marin, quand il reconnaissait des barils de tafia, des boucauts de tabac, des armes à feu et des armes blanches, des balles de coton, des instruments de labourage, des outils de charpentier, de menuisier, de forgeron, des caisses de graines de toute espèce, que leur court séjour dans l'eau n'avait point altérées. Ah ! Deux ans auparavant, comme ces choses seraient venues à point ! Mais enfin, même maintenant que ces industrieux colons s'étaient outillés eux-mêmes, ces richesses trouveraient leur emploi.

La place ne manquait pas dans les magasins de Granite-house ; mais, ce jour-là, le temps fit défaut, on ne put emmagasiner le tout. Il ne fallait pourtant pas oublier que six survivants de l'équipage du Speedy avaient pris pied sur l'île, que c'étaient vraisemblablement des chenapans de premier ordre, et qu'il y avait à se garder contre eux. Bien que le pont de la Mercy et que les ponceaux fussent relevés, ces convicts n'en étaient pas à s'embarrasser d'une rivière ou d'un ruisseau, et, poussés par le désespoir, de tels coquins pouvaient être redoutables.

On verrait plus tard quel parti il conviendrait de prendre à leur égard ; mais, en attendant, il fallait veiller sur les caisses et colis entassés auprès des Cheminées, et c'est à quoi les colons, pendant la nuit, s'employèrent tour à tour.

La nuit se passa, cependant, sans que les convicts eussent tenté quelque agression. Maître Jup et Top, de garde au pied de Granite-house, eussent vite fait de les signaler.

Les trois jours qui suivirent, 19, 20 et 21 octobre, furent employés à sauver tout ce qui pouvait avoir une valeur ou une utilité quelconque, soit dans la cargaison, soit dans le gréement du brick. À mer basse, on déménageait la cale. À mer haute, on emmagasinait les objets sauvés. Une grande partie du doublage en cuivre put être arrachée de la coque, qui, chaque jour, s'enlisait davantage. Mais, avant que les sables eussent englouti les objets pesants qui avaient coulé par le fond, Ayrton et Pencroff, ayant plusieurs fois plongé jusqu'au lit du canal, retrouvèrent les chaînes et les ancres du brick, les gueuses de son lest, et jusqu'aux quatre canons, qui, soulagés au moyen de barriques vides, purent être amenés à terre.

On voit que l'arsenal de la colonie avait non moins gagné au sauvetage que les offices et les magasins de Granite-house. Pencroff, toujours enthousiaste dans ses projets, parlait déjà de construire une batterie qui commanderait le canal et l'embouchure de la rivière. Avec quatre canons, il s'engageait à empêcher toute flotte, « si puissante qu'elle fût, » de s'aventurer dans les eaux de l'île Lincoln !

Sur ces entrefaites, alors qu'il ne restait plus du brick qu'une carcasse sans utilité, le mauvais temps vint, qui acheva de la détruire. Cyrus Smith avait eu l'intention de la faire sauter afin d'en recueillir les débris à la côte, mais un gros vent de nord-est et une grosse mer lui permirent d'économiser sa poudre.

En effet, dans la nuit du 23 au 24, la coque du brick fut entièrement démantibulée, et une partie des épaves s'échoua sur la grève.

Quant aux papiers du bord, inutile de dire que, bien qu'il eût fouillé minutieusement les armoires de la dunette, Cyrus Smith n'en trouva pas trace. Les pirates avaient évidemment détruit tout ce qui concernait, soit le capitaine, soit l'armateur du Speedy, et comme le nom de son port d'attache n'était pas porté au tableau d'arrière, rien ne pouvait faire soupçonner sa nationalité. Cependant, à certaines formes de son avant, Ayrton et Pencroff avaient paru croire que ce brick devait être de construction anglaise.


Huit jours après la catastrophe, ou plutôt après l'heureux mais inexplicable dénouement auquel la colonie devait son salut, on ne voyait plus rien du navire, même à mer basse. Ses débris avaient été dispersés, et Granite-house était riche de presque tout ce qu'il avait contenu.

Cependant, le mystère qui cachait son étrange destruction n'eût jamais été éclairci, sans doute, si, le 30 novembre, Nab, rôdant sur la grève, n'eût trouvé un morceau d'un épais cylindre de fer, qui portait des traces d'explosion. Ce cylindre était tordu et déchiré sur ses arêtes, comme s'il eût été soumis à l'action d'une substance explosive.

Nab apporta ce morceau de métal à son maître, qui était alors occupé avec ses compagnons à l'atelier des Cheminées.

Cyrus Smith examina attentivement ce cylindre, puis, se tournant vers Pencroff :

« Vous persistez, mon ami, lui dit-il, à soutenir que le Speedy n'a pas péri par suite d'un choc ?

— Oui, monsieur Cyrus, répondit le marin. Vous savez aussi bien que moi qu'il n'y a pas de roches dans le canal.

— Mais s'il avait heurté ce morceau de fer ? Dit l'ingénieur en montrant le cylindre brisé.

— Quoi, ce bout de tuyau ? S'écria Pencroff d'un ton d'incrédulité complète.

— Mes amis, reprit Cyrus Smith, vous rappelez-vous qu'avant de sombrer, le brick s'est élevé au sommet d'une véritable trombe d'eau ?

— Oui, monsieur Cyrus ! répondit Harbert.

— Eh bien, voulez-vous savoir ce qui avait soulevé cette trombe ? C'est ceci, dit l'ingénieur en montrant le tube brisé.

— Ceci ? Répliqua Pencroff.

— Oui ! ce cylindre est tout ce qui reste d'une torpille !

— Une torpille ! s'écrièrent les compagnons de l'ingénieur.

— Et qui l'avait mise là, cette torpille ? demanda Pencroff, qui ne voulait pas se rendre.

— Tout ce que je puis vous dire, c'est que ce n'est pas moi ! répondit Cyrus Smith, mais elle y était, et vous avez pu juger de son incomparable puissance ! »

Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 5


Les affirmations de l'ingénieur. — Les hypothèses grandioses de Pencroff. — Une batterie aérienne. — Les quatre projectiles. — À propos des convicts survivants. — Une hésitation d'Ayrton. — Généreux sentiments de Cyrus Smith. — Pencroff se rend à regret.




Ainsi donc, tout s'expliquait par l'explosion sous-marine de cette torpille. Cyrus Smith, qui pendant la guerre de l'union avait eu l'occasion d'expérimenter ces terribles engins de destruction, ne pouvait s'y tromper. C'est sous l'action de ce cylindre, chargé d'une substance explosive, nitroglycérine, picrate ou autre matière de même nature, que l'eau du canal s'était soulevée comme une trombe, que le brick, foudroyé dans ses fonds, avait coulé instantanément, et c'est pourquoi il avait été impossible de le renflouer, tant les dégâts subis par sa coque avaient été considérables. À une torpille qui eût détruit une frégate cuirassée aussi facilement qu'une simple barque de pêche, le Speedy n'avait pu résister !

Oui ! Tout s'expliquait, tout… excepté la présence de cette torpille dans les eaux du canal !

« Mes amis, reprit alors Cyrus Smith, nous ne pouvons plus mettre en doute la présence d'un être mystérieux, d'un naufragé comme nous peut-être, abandonné sur notre île, et je le dis, afin qu'Ayrton soit au courant de ce qui s'est passé d'étrange depuis deux ans. Quel est ce bienfaisant inconnu dont l'intervention, si heureuse pour nous, s'est manifestée en maintes circonstances ? Je ne puis l'imaginer. Quel intérêt a-t-il à agir ainsi, à se cacher après tant de services rendus ? Je ne puis le comprendre. Mais ses services n'en sont pas moins réels, et de ceux que, seul, un homme disposant d'une puissance prodigieuse pouvait nous rendre. Ayrton est son obligé comme nous, car si c'est l'inconnu qui m'a sauvé des flots après la chute du ballon, c'est évidemment lui qui a écrit le document, qui a mis cette bouteille sur la route du canal et qui nous a fait connaître la situation de notre compagnon. J'ajouterai que cette caisse, si convenablement pourvue de tout ce qui nous manquait, c'est lui qui l'a conduite et échouée à la pointe de l'Épave; que ce feu placé sur les hauteurs de l'île et qui vous a permis d'y atterrir, c'est lui qui l'a allumé ; que ce grain de plomb trouvé dans le corps du pécari, c'est lui qui l'a tiré ; que cette torpille qui a détruit le brick, c'est lui qui l'a immergée dans le canal ; en un mot, que tout ces faits inexplicables, dont nous ne pouvions nous rendre compte, c'est à cet être mystérieux qu'ils sont dus. Donc, quel qu'il soit, naufragé ou exilé sur cette île, nous serions ingrats, si nous nous croyions dégagés de toute reconnaissance envers lui. Nous avons contracté une dette, et j'ai l'espoir que nous la payerons un jour.

— Vous avez raison de parler ainsi, mon cher Cyrus, répondit Gédéon Spilett. Oui, il y a un être, presque tout-puissant, caché dans quelque partie de l'île, et dont l'influence a été singulièrement utile pour notre colonie. J'ajouterai que cet inconnu me paraît disposer de moyens d'action qui tiendraient du surnaturel, si dans les faits de la vie pratique le surnaturel était acceptable. Est-ce lui qui se met en communication secrète avec nous par le puits de Granite-house, et a-t-il ainsi connaissance de tous nos projets ? Est-ce lui qui nous a tendu cette bouteille, quand la pirogue a fait sa première excursion en mer ? Est-ce lui qui a rejeté Top des eaux du lac et donné la mort au dugong ? Est-ce lui, comme tout porte à le croire, qui vous a sauvé des flots, Cyrus, et cela dans des circonstances où tout autre qui n'eût été qu'un homme n'aurait pu agir ? Si c'est lui, il possède donc une puissance qui le rend maître des éléments. »

L'observation du reporter était juste, et chacun le sentait bien.

« Oui, répondit Cyrus Smith, si l'intervention d'un être humain n'est plus douteuse pour nous, je conviens qu'il a à sa disposition des moyens d'action en dehors de ceux dont l'humanité dispose. Là est encore un mystère, mais si nous découvrons l'homme, le mystère se découvrira aussi. La question est donc celle-ci : devons-nous respecter l'incognito de cet être généreux ou devons-nous tout faire pour arriver jusqu'à lui ? Quelle est votre opinion à cet égard ?

— Mon opinion, répondit Pencroff, c'est que, quel qu'il soit, c'est un brave homme, et il a mon estime !

— Soit, reprit Cyrus Smith, mais cela n'est pas répondre, Pencroff.

— Mon maître, dit alors Nab, j'ai l'idée que nous pouvons chercher tant que nous voudrons le monsieur dont il s'agit, mais que nous ne le découvrirons que quand il lui plaira.

— Ce n'est pas bête, ce que tu dis là, Nab, répondit Pencroff.

— Je suis de l'avis de Nab, répondit Gédéon Spilett, mais ce n'est pas une raison pour ne point tenter l'aventure. Que nous trouvions ou que nous ne trouvions pas cet être mystérieux, nous aurons, au moins, rempli notre devoir envers lui.

— Et toi, mon enfant, donne-nous ton avis, dit l'ingénieur en se retournant vers Harbert.


— Ah ! s'écria Harbert, dont le regard s'animait, je voudrais le remercier, celui qui vous a sauvé d'abord et qui nous a sauvés ensuite !

— Pas dégoûté, mon garçon, riposta Pencroff, et moi aussi, et nous tous ! Je ne suis pas curieux, mais je donnerais bien un de mes yeux pour voir face à face ce particulier-là ! Il me semble qu'il doit être beau, grand, fort, avec une belle barbe, des cheveux comme des rayons, et qu'il doit être couché sur des nuages, une grosse boule à la main !

— Eh mais, Pencroff, répondit Gédéon Spilett, c'est le portrait de Dieu le père que vous nous faites là !

— Possible, monsieur Spilett, répliqua le marin, mais c'est ainsi que je me le figure !

— Et vous, Ayrton ? demanda l'ingénieur.

—Monsieur Smith, répondit Ayrton, je ne puis guère vous donner mon avis en cette circonstance. Ce que vous ferez sera bien fait. Quand vous voudrez m'associer à vos recherches, je serai prêt à vous suivre.

— Je vous remercie, Ayrton, reprit Cyrus Smith, mais je voudrais une réponse plus directe à la demande que je vous ai faite. Vous êtes notre compagnon ; vous vous êtes déjà plusieurs fois dévoué pour nous, et, comme tous ici, vous devez être consulté quand il s'agit de prendre quelque décision importante. Parlez donc.

—Monsieur Smith, répondit Ayrton, je pense que nous devons tout faire pour retrouver ce bienfaiteur inconnu. Peut-être est-il seul ? Peut-être souffre-t-il ? Peut-être est-ce une existence à renouveler ? Moi aussi, vous l'avez dit, j'ai une dette de reconnaissance à lui payer. C'est lui, ce ne peut être que lui qui soit venu à l'île Tabor, qui y ait trouvé le misérable que vous avez connu, qui vous ait fait savoir qu'il y avait là un malheureux à sauver !… c'est donc grâce à lui que je suis redevenu un homme. Non, je ne l'oublierai jamais !

— C'est décidé, dit alors Cyrus Smith. Nous commencerons nos recherches le plus tôt possible. Nous ne laisserons pas une partie de l'île inexplorée. Nous la fouillerons jusque dans ses plus secrètes retraites, et que cet ami inconnu nous le pardonne en faveur de notre intention ! »

Pendant quelques jours, les colons s'employèrent activement aux travaux de la fenaison et de la moisson. Avant de mettre à exécution leur projet d'explorer les parties encore inconnues de l'île, ils voulaient que toute indispensable besogne fût achevée. C'était aussi l'époque à laquelle se récoltaient les divers légumes provenant des plants de l'île Tabor. Tout était donc à emmagasiner, et, heureusement, la place ne manquait pas à Granite-house, où l'on aurait pu engranger toutes les richesses de l'île. Les produits de la colonie étaient là, méthodiquement rangés, et en lieu sûr, on peut le croire, autant à l'abri des bêtes que des hommes. Nulle humidité n'était à craindre au milieu de cet épais massif de granit. Plusieurs des excavations naturelles situées dans le couloir supérieur furent agrandies ou évidées, soit au pic, soit à la mine, et Granite-house devint aussi un entrepôt général renfermant les approvisionnements, les munitions, les outils et ustensiles de rechange, en un mot tout le matériel de la colonie.

Quant aux canons provenant du brick, c'étaient de jolies pièces en acier fondu qui, sur les instances de Pencroff, furent hissés au moyen de caliornes et de grues jusqu'au palier même de Granite-house ; des embrasures furent ménagées entre les fenêtres, et on put bientôt les voir allonger leur gueule luisante à travers la paroi granitique. De cette hauteur, ces bouches à feu commandaient véritablement toute la baie de l'union. C'était comme un petit Gibraltar, et tout navire qui se fût embossé au large de l'îlot eût été inévitablement exposé au feu de cette batterie aérienne.

« Monsieur Cyrus, dit un jour Pencroff, — c'était le 8 novembre, — à présent que cet armement est terminé, il faut pourtant bien que nous essayions la portée de nos pièces.

— Croyez-vous que cela soit utile ? répondit l'ingénieur.


— C'est plus qu'utile, c'est nécessaire ! Sans cela, comment connaître la distance à laquelle nous pouvons envoyer un de ces jolis boulets dont nous sommes approvisionnés ?

— Essayons donc, Pencroff, répondit l'ingénieur. Toutefois, je pense que nous devons faire l'expérience en employant non la poudre ordinaire, dont je tiens à laisser l'approvisionnement intact, mais le pyroxile, qui ne nous manquera jamais.

— Ces canons-là pourront-ils supporter la déflagration du pyroxile ? demanda le reporter, qui n'était pas moins désireux que Pencroff d'essayer l'artillerie de Granite-house.

— Je le crois. D'ailleurs, ajouta l'ingénieur, nous agirons prudemment. »

L'ingénieur avait lieu de penser que ces canons étaient de fabrication excellente, et il s'y connaissait. Faits en acier forgé, et se chargeant par la culasse, ils devaient, par là même, pouvoir supporter une charge considérable, et par conséquent avoir une portée énorme. En effet, au point de vue de l'effet utile, la trajectoire décrite par le boulet doit être aussi tendue que possible, et cette tension ne peut s'obtenir qu'à la condition que le projectile soit animé d'une très-grande vitesse initiale.

« Or, dit Cyrus Smith à ses compagnons, la vitesse initiale est en raison de la quantité de poudre utilisée. Toute la question se réduit, dans la fabrication des pièces, à l'emploi d'un métal aussi résistant que possible, et l'acier est incontestablement celui de tous les métaux qui résiste le mieux. J'ai donc lieu de penser que nos canons supporteront sans risque l'expansion des gaz du pyroxile et donneront des résultats excellents.

— Nous en serons bien plus certains quand nous aurons essayé ! » répondit Pencroff.

Il va sans dire que les quatre canons étaient en parfait état. Depuis qu'ils avaient été retirés de l'eau, le marin s'était donné la tâche de les astiquer consciencieusement. Que d'heures il avait passées à les frotter, à les graisser, à les polir, à nettoyer le mécanisme de l'obturateur, le verrou, la vis de pression ! Et maintenant ces pièces étaient aussi brillantes que si elles eussent été à bord d'une frégate de la marine des États-Unis.

Ce jour-là donc, en présence de tout le personnel de la colonie, maître Jup et Top compris, les quatre canons furent successivement essayés. On les chargea avec du pyroxile, en tenant compte de sa puissance explosive, qui, on l'a dit, est quadruple de celle de la poudre ordinaire ; le projectile qu'ils devaient lancer était cylindro-conique.


Pencroff, tenant la corde de l'étoupille, était prêt à faire feu.

Sur un signe de Cyrus Smith, le coup partit. Le boulet, dirigé sur la mer, passa au-dessus de l'îlot et alla se perdre au large, à une distance qu'on ne put d'ailleurs apprécier avec exactitude.

Le second canon fut braqué sur les extrêmes roches de la pointe de l'Épave, et le projectile, frappant une pierre aiguë à près de trois milles de Granite-house, la fit voler en éclats.

C'était Harbert qui avait braqué le canon et qui l'avait tiré, et il fut tout fier de son coup d'essai. Il n'y eut que Pencroff à en être plus fier que lui ! Un coup pareil, dont l'honneur revenait à son cher enfant !

Le troisième projectile, lancé, cette fois, sur les dunes qui formaient la côte supérieure de la baie de l'union, frappa le sable à une distance d'au moins quatre milles ; puis, après avoir ricoché, il se perdit en mer dans un nuage d'écume.

Pour la quatrième pièce, Cyrus Smith força un peu la charge, afin d'en essayer l'extrême portée. Puis, chacun s'étant mis à l'écart pour le cas où elle aurait éclaté, l'étoupille fut enflammée au moyen d'une longue corde.

Une violente détonation se fit entendre, mais la pièce avait résisté, et les colons, s'étant précipités à la fenêtre, purent voir le projectile écorner les roches du cap Mandibule, à près de cinq milles de Granite-house, et disparaître dans le golfe du Requin.

« Eh bien, monsieur Cyrus, s'écria Pencroff, dont les hurrahs auraient pu rivaliser avec les détonations produites, qu'est-ce que vous dites de notre batterie ? Tous les pirates du Pacifique n'ont qu'à se présenter devant Granite-house ! Pas un n'y débarquera maintenant sans notre permission !

— Si vous m'en croyez, Pencroff, répondit l'ingénieur, mieux vaut n'en pas faire l'expérience.

— À propos, reprit le marin, et les six coquins qui rôdent dans l'île, qu'est-ce que nous en ferons ? Est-ce que nous les laisserons courir nos forêts, nos champs, nos prairies ? Ce sont de vrais jaguars, ces pirates-là, et il me semble que nous ne devons pas hésiter à les traiter comme tels ? Qu'en pensez-vous, Ayrton ? » ajouta Pencroff en se retournant vers son compagnon.

Ayrton hésita d'abord à répondre, et Cyrus Smith regretta que Pencroff lui eût un peu étourdiment posé cette question. Aussi fut-il fort ému, quand Ayrton répondit d'une voix humble :

« J'ai été un de ces jaguars, monsieur Pencroff, et je n'ai pas le droit de parler… »


Et d'un pas lent il s'éloigna.

Pencroff avait compris.

« Satanée bête que je suis ! s'écria-t-il. Pauvre Ayrton ! Il a pourtant droit de parler ici autant que qui que ce soit !…

— Oui, dit Gédéon Spilett, mais sa réserve lui fait honneur, et il convient de respecter ce sentiment qu'il a de son triste passé.

— Entendu, monsieur Spilett, répondit le marin, et on ne m'y reprendra plus ! J'aimerais mieux avaler ma langue que de causer un chagrin à Ayrton ! Mais revenons à la question. Il me semble que ces bandits n'ont droit à aucune pitié et que nous devons au plus tôt en débarrasser l'île.

— C'est bien votre avis, Pencroff ? demanda l'ingénieur.

— Tout à fait mon avis.

— Et avant de les poursuivre sans merci, vous n'attendriez pas qu'ils eussent de nouveau fait acte d'hostilité contre nous ?

— Ce qu'ils ont fait ne suffit donc pas ? demanda Pencroff, qui ne comprenait rien à ces hésitations.

— Ils peuvent revenir à d'autres sentiments ! dit Cyrus Smith, et peut-être se repentir…

— Se repentir, eux ! s'écria le marin en levant les épaules.

— Pencroff, pense à Ayrton ! dit alors Harbert, en prenant la main du marin. Il est redevenu un honnête homme ! »

Pencroff regarda ses compagnons les uns après les autres. Il n'aurait jamais cru que sa proposition dût soulever une hésitation quelconque. Sa rude nature ne pouvait pas admettre que l'on transigeât avec les coquins qui avaient débarqué sur l'île, avec des complices de Bob Harvey, les assassins de l'équipage du Speedy, et il les regardait comme des bêtes fauves qu'il fallait détruire sans hésitation et sans remords.

« Tiens ! fit-il. J'ai tout le monde contre moi ! Vous voulez faire de la générosité avec ces gueux-là ! Soit. Puissions-nous ne pas nous en repentir !

— Quel danger courons-nous, dit Harbert, si nous avons soin de nous tenir sur nos gardes ?

— Hum ! fit le reporter, qui ne se prononçait pas trop. Ils sont six et bien armés. Que chacun d'eux s'embusque dans un coin et tire sur l'un de nous, ils seront bientôt maîtres de la colonie !

— Pourquoi ne l'ont-ils pas fait ? répondit Harbert. Sans doute parce que leur intérêt n'était pas de le faire. D'ailleurs, nous sommes six aussi.

— Bon ! bon ! répondit Pencroff, qu'aucun raisonnement n'eût pu convaincre. Laissons ces braves gens vaquer à leurs petites occupations, et ne songeons plus à eux !

— Allons, Pencroff, dit Nab, ne te fais pas si méchant que cela ! Un de ces malheureux serait ici, devant toi, à bonne portée de ton fusil, que tu ne tirerais pas dessus…

— Je tirerais sur lui comme sur un chien enragé, Nab, répondit froidement Pencroff.

—Pencroff, dit alors l'ingénieur, vous avez souvent témoigné beaucoup de déférence à mes avis.

Voulez-vous, dans cette circonstance, vous en rapporter encore à moi ?

— Je ferai comme il vous plaira, monsieur Smith, répondit le marin, qui n'était nullement convaincu.

— Eh bien, attendons, et n'attaquons que si nous sommes attaqués. »

Ainsi fut décidée la conduite à tenir vis-à-vis des pirates, bien que Pencroff n'en augurât rien de bon. On ne les attaquerait pas, mais on se tiendrait sur ses gardes. Après tout, l'île était grande et fertile. Si quelque sentiment d'honnêteté leur était resté au fond de l'âme, ces misérables pouvaient peut-être s'amender. Leur intérêt bien entendu n'était-il pas, dans les conditions où ils avaient à vivre, de se refaire une vie nouvelle. En tout cas, ne fût-ce que par humanité, on devait attendre. Les colons n'auraient peut-être plus, comme auparavant, la facilité d'aller et de venir sans défiance. Jusqu'alors ils n'avaient eu à se garder que des fauves, et maintenant six convicts, peut-être de la pire espèce, rôdaient sur leur île. C'était grave, sans doute, et c'eût été, pour des gens moins braves, la sécurité perdue.

N'importe ! Dans le présent, les colons avaient raison contre Pencroff. Auraient-ils raison dans l'avenir ? On le verrait.


Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 6


Projets d'expédition. — Ayrton au corral. — Visite à Port-Ballon. — Remarques de Pencroff faites à bord du Bonadventure. — Dépêche envoyée au corral. — Pas de réponse d'Ayrton. — Départ du lendemain. — Pourquoi le fil ne fonctionne plus. — Une détonation.


Cependant, la grande préoccupation des colons était d'opérer cette exploration complète de l'île, qui avait été décidée, exploration qui aurait maintenant deux buts : découvrir d'abord l'être mystérieux dont l'existence n'était plus discutable, et, en même temps, reconnaître ce qu'étaient devenus les pirates, quelle retraite ils avaient choisie, quelle vie ils menaient et ce qu'on pouvait avoir à craindre de leur part.

Cyrus Smith désirait partir sans retard ; mais, l'expédition devant durer plusieurs jours, il avait paru convenable de charger le chariot de divers effets de campement et d'ustensiles qui faciliteraient l'organisation des haltes. Or, en ce moment, un des onaggas, blessé à la jambe, ne pouvait être attelé ; quelques jours de repos lui étaient nécessaires, et l'on crut pouvoir sans inconvénient remettre le départ d'une semaine, c'est-à-dire au 20 novembre. Le mois de novembre, sous cette latitude, correspond au mois de mai des zones boréales. On était donc dans la belle saison. Le soleil arrivait sur le tropique du Capricorne et donnait les plus longs jours de l'année. L'époque serait donc tout à fait favorable à l'expédition projetée, expédition qui, si elle n'atteignait pas son principal but, pouvait être féconde en découvertes, surtout au point de vue des productions naturelles, puisque Cyrus Smith se proposait d'explorer ces épaisses forêts du Far-West, qui s'étendaient jusqu'à l'extrémité de la presqu'île Serpentine.

Pendant les neuf jours qui allaient précéder le départ, il fut convenu que l'on mettrait la main aux derniers travaux du plateau de Grande-Vue.

Cependant, il était nécessaire qu'Ayrton retournât au corral, où les animaux domestiques réclamaient ses soins. On décida donc qu'il y passerait deux jours, et qu'il ne reviendrait à Granite-house qu'après avoir largement approvisionné les étables.

Au moment où il allait partir, Cyrus Smith lui demanda s'il voulait que l'un d'eux l'accompagnât, lui faisant observer que l'île était moins sûre qu'autrefois.

Ayrton répondit que c'était inutile, qu'il suffirait à la besogne, et que, d'ailleurs, il ne craignait rien. Si quelque incident se produisait au corral ou dans les environs, il en préviendrait immédiatement les colons par un télégramme à l'adresse de Granite-house.

Ayrton partit donc le 9 dès l'aube, emmenant le chariot, attelé d'un seul onagga, et, deux heures après, le timbre électrique annonçait qu'il avait trouvé tout en ordre au corral.

Pendant ces deux jours, Cyrus Smith s'occupa d'exécuter un projet qui devait mettre définitivement Granite-house à l'abri de toute surprise. Il s'agissait de dissimuler absolument l'orifice supérieur de l'ancien déversoir, qui était déjà maçonné et à demi caché sous des herbes et des plantes, à l'angle sud du lac Grant. Rien n'était plus aisé, puisqu'il suffisait de surélever de deux à trois pieds le niveau des eaux du lac, sous lesquelles l'orifice serait alors complétement noyé.

Or, pour rehausser ce niveau, il n'y avait qu'à établir un barrage aux deux saignées faites au lac et par lesquelles s'alimentaient le creek Glycérine et le creek de la Grande-Chute. Les colons furent conviés à ce travail, et les deux barrages, qui, d'ailleurs, n'excédaient pas sept à huit pieds en largeur sur trois de hauteur, furent dressés rapidement au moyen de quartiers de roches bien cimentés.

Ce travail achevé, il était impossible de soupçonner qu'à la pointe du lac existait un conduit souterrain par lequel se déversait autrefois le trop-plein des eaux.

Il va sans dire que la petite dérivation qui servait à l'alimentation du réservoir de Granite-house et à la manœuvre de l'ascenseur avait été soigneusement ménagée, et que l'eau ne manquerait en aucun cas. L'ascenseur une fois relevé, cette sûre et confortable retraite défiait toute surprise ou coup de main.

Cet ouvrage avait été rapidement expédié, et Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert trouvèrent le temps de pousser une pointe jusqu'à Port-Ballon. Le marin était très-désireux de savoir si la petite anse au fond de laquelle était mouillé le Bonadventure avait été visitée par les convicts.

« Précisément, fit-il observer, ces gentlemen ont pris terre sur la côte méridionale, et, s'ils ont suivi le littoral, il est à craindre qu'ils n'aient découvert le petit port, auquel cas je ne donnerais pas un demi-dollar de notre Bonadventure. »

Les appréhensions de Pencroff n'étaient pas sans quelque fondement, et une visite à Port-Ballon parut être fort opportune.

Le marin et ses compagnons partirent donc dans l'après-dînée du 10 novembre, et ils étaient bien armés. Pencroff, en glissant ostensiblement deux balles dans chaque canon de son fusil, secouait la tête, ce qui ne présageait rien de bon pour quiconque l'approcherait de trop près, « bête ou homme, » dit-il. Gédéon Spilett et Harbert prirent aussi leur fusil, et, vers trois heures, tous trois quittèrent Granite-house.

Nab les accompagna jusqu'au coude de la Mercy, et, après leur passage, il releva le pont. Il était convenu qu'un coup de fusil annoncerait le retour des colons, et que Nab, à ce signal, reviendrait rétablir la communication entre les deux berges de la rivière.

La petite troupe s'avança directement par la route du port vers la côte méridionale de l'île. Ce n'était qu'une distance de trois milles et demi, mais Gédéon Spilett et ses compagnons mirent deux heures à la franchir. Aussi, avaient-ils fouillé toute la lisière de la route, tant du côté de l'épaisse forêt que du côté du marais des tadornes. Ils ne trouvèrent aucune trace des fugitifs, qui, sans doute, n'étant pas encore fixés sur le nombre des colons et sur les moyens de défense dont ils disposaient, avaient dû gagner les portions les moins accessibles de l'île.

Pencroff, arrivé à Port-Ballon, vit avec une extrême satisfaction le Bonadventure tranquillement mouillé dans l'étroite crique. Du reste, Port-Ballon était si bien caché au milieu de ces hautes roches, que ni de la mer, ni de la terre, on ne pouvait le découvrir, à moins d'être dessus ou dedans.

« Allons, dit Pencroff, ces gredins ne sont pas encore venus ici. Les grandes herbes conviennent mieux aux reptiles, et c'est évidemment dans le Far-West que nous les retrouverons.

— Et c'est fort heureux, car s'ils avaient trouvé le Bonadventure, ajouta Harbert, ils s'en seraient emparés pour fuir, ce qui nous eût empêchés de retourner prochainement à l'île Tabor.

— En effet, répondit le reporter, il sera important d'y porter un document qui fasse connaître la situation de l'île Lincoln et la nouvelle résidence d'Ayrton, pour le cas où le yacht écossais viendrait le reprendre.

— Eh bien, le Bonadventure est toujours là, monsieur Spilett ! répliqua le marin. Son équipage et lui sont prêts à partir au premier signal !


— Je pense, Pencroff, que ce sera chose à faire dès que notre expédition dans l'île sera terminée. Il est possible, après tout, que cet inconnu, si nous parvenons à le trouver, en sache long et sur l'île Lincoln et sur l'île Tabor. N'oublions pas qu'il est l'auteur incontestable du document, et il sait peut-être à quoi s'en tenir sur le retour du yacht !

— Mille diables ! s'écria Pencroff, qui ça peut-il bien être ? Il nous connaît, ce personnage, et nous ne le connaissons pas ! Si c'est un simple naufragé, pourquoi se cache-t-il ? Nous sommes de braves gens, je suppose, et la société de braves gens n'est désagréable à personne ! Est-il venu volontairement ici ? Peut-il quitter l'île si cela lui plaît ? Y est-il encore ? N'y est-il plus ?… »

En causant ainsi, Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett s'étaient embarqués et parcouraient le pont du Bonadventure. Tout à coup, le marin, ayant examiné la bitte sur laquelle était tourné le câble de l'ancre :

« Ah ! Par exemple ! s'écria-t-il. Voilà qui est fort !

— Qu'y a-t-il, Pencroff ? demanda le reporter.

— Il y a que ce n'est pas moi qui ai fait ce nœud ! »

Et Pencroff montrait une corde qui amarrait le câble sur la bitte même, pour l'empêcher de déraper.

« Comment, ce n'est pas vous ? demanda Gédéon Spilett.

— Non ! J'en jurerais. Ceci est un nœud plat, et j'ai l'habitude de faire deux demi-clefs?.

— Vous vous serez trompé, Pencroff.

— Je ne me suis pas trompé ! Affirma le marin. On a ça dans la main, naturellement, et la main ne se trompe pas !

— Alors, les convicts seraient donc venus à bord ? demanda Harbert.

— Je n'en sais rien, répondit Pencroff, mais ce qui est certain, c'est qu'on a levé l'ancre du Bonadventure et qu'on l'a mouillée de nouveau ! Et tenez ! Voilà une autre preuve. On a filé du câble de l'ancre, et sa garniture? n'est plus au portage de l'écubier. Je vous répète qu'on s'est servi de notre embarcation !

— Mais si les convicts s'en étaient servis, ou ils l'auraient pillée, ou bien ils auraient fui…

— Fui !… où cela ?… à l'île Tabor ?… répliqua Pencroff ! Croyez-vous donc qu'ils se seraient hasardés sur un bateau d'un aussi faible tonnage ?


— Il faudrait, d'ailleurs, admettre qu'ils avaient connaissance de l'îlot, répondit le reporter.

— Quoi qu'il en soit, dit le marin, aussi vrai que je suis Bonadventure Pencroff, du Vineyard, notre Bonadventure a navigué sans nous ! »

Le marin était tellement affirmatif que ni Gédéon Spilett ni Harbert ne purent contester son dire. Il était évident que l'embarcation avait été déplacée, plus ou moins, depuis que Pencroff l'avait ramenée à Port-Ballon. Pour le marin, il n'y avait aucun doute que l'ancre n'eût été levée, puis ensuite renvoyée par le fond. Or, pourquoi ces deux manœuvres, si le bateau n'avait pas été employé à quelque expédition ?

« Mais comment n'aurions-nous pas vu le Bonadventure passer au large de l'île ? Fit observer le reporter, qui tenait à formuler toutes les objections possibles.

— Eh ! monsieur Spilett, répondit le marin, il suffit de partir la nuit avec une bonne brise, et, en deux heures, on est hors de vue de l'île !

— Eh bien, reprit Gédéon Spilett, je le demande encore, dans quel but les convicts se seraient-ils servis du Bonadventure, et pourquoi, après s'en être servis, l'auraient-ils ramené au port ?

— Eh ! monsieur Spilett, répondit le marin, mettons cela au nombre des choses inexplicables, et n'y pensons plus ! L'important était que le Bonadventure fût là, et il y est. Malheureusement, si les convicts le prenaient une seconde fois, il pourrait bien ne plus se retrouver à sa place !

— Alors, Pencroff, dit Harbert, peut-être serait-il prudent de ramener le Bonadventure devant Granite-house ?

— Oui et non, répondit Pencroff, ou plutôt non. L'embouchure de la Mercy est un mauvais endroit pour un bateau, et la mer y est dure.

— Mais en le halant sur le sable, jusqu'au pied même des Cheminées ?…

— Peut-être… oui…, répondit Pencroff. En tout cas, puisque nous devons quitter Granite-house pour une assez longue expédition, je crois que le Bonadventure sera plus en sûreté ici pendant notre absence, et que nous ferons bien de l'y laisser jusqu'à ce que l'île soit purgée de ces coquins.

— C'est aussi mon avis, dit le reporter. Au moins, en cas de mauvais temps, il ne sera pas exposé comme il le serait à l'embouchure de la Mercy.

— Mais si les convicts allaient de nouveau lui rendre visite ! dit Harbert.

— Eh bien, mon garçon, répondit Pencroff, ne le retrouvant plus ici, ils auraient vite fait de le chercher du côté de Granite-house, et, pendant notre absence, rien ne les empêcherait de s'en emparer ! Je pense donc, comme M. Spilett, qu'il faut le laisser à Port-Ballon. Mais lorsque nous serons revenus, si nous n'avons pas débarrassé l'île de ces gredins-là, il sera prudent de ramener notre bateau à Granite-house jusqu'au moment où il n'aura plus à craindre aucune méchante visite.

— C'est convenu. En route ! » dit le reporter.

Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett, quand ils furent de retour à Granite-house, firent connaître à l'ingénieur ce qui s'était passé, et celui-ci approuva leurs dispositions pour le présent et pour l'avenir. Il promit même au marin d'étudier la portion du canal située entre l'îlot et la côte, afin de voir s'il ne serait pas possible d'y créer un port artificiel au moyen de barrages. De cette façon, le Bonadventure serait toujours à portée, sous les yeux des colons, et au besoin sous clé.

Le soir même, on envoya un télégramme à Ayrton pour le prier de ramener du corral une couple de chèvres que Nab voulait acclimater sur les prairies du plateau. Chose singulière, Ayrton n'accusa pas réception de la dépêche, ainsi qu'il avait l'habitude de le faire. Cela ne laissa pas d'étonner l'ingénieur. Mais il pouvait se faire qu'Ayrton ne fût pas en ce moment au corral, ou même qu'il fût en route pour revenir à Granite-house. En effet, deux jours s'étaient écoulés depuis son départ, et il avait été décidé que le 10 au soir, ou le 11 au plus tard, dès le matin, il serait de retour.

Les colons attendirent donc qu'Ayrton se montrât sur les hauteurs de Grande-Vue. Nab et Harbert veillèrent même aux approches du pont, afin de le baisser dès que leur compagnon se présenterait.

Mais, vers dix heures du soir, il n'était aucunement question d'Ayrton. On jugea donc convenable de lancer une nouvelle dépêche, demandant une réponse immédiate.

Le timbre de Granite-house resta muet.

Alors l'inquiétude des colons fut grande. Que s'était-il passé ? Ayrton n'était-il donc plus au corral, ou, s'il s'y trouvait encore, n'avait-il plus la liberté de ses mouvements ? Devait-on aller au corral par cette nuit obscure ?

On discuta. Les uns voulaient partir, les autres rester.

« Mais, dit Harbert, peut-être quelque accident s'est-il produit dans l'appareil télégraphique et ne fonctionne-t-il plus ?

— Cela se peut, dit le reporter.

— Attendons à demain, répondit Cyrus Smith. Il est possible, en effet, qu'Ayrton n'ait pas reçu notre dépêche, ou même que nous n'ayons pas reçu la sienne. »


On attendit, et, cela se comprend, non sans une certaine anxiété.

Dès les premières lueurs du jour, — 11 novembre, — Cyrus Smith lançait encore le courant électrique à travers le fil et ne recevait aucune réponse.

Il recommença : même résultat.

« En route pour le corral ! dit-il.

— Et bien armés ! » ajouta Pencroff.

Il fut aussitôt décidé que Granite-house ne resterait pas seul et que Nab y demeurerait. Après avoir accompagné ses compagnons jusqu'au creek Glycérine, il relèverait le pont, et, embusqué derrière un arbre, il guetterait soit leur retour, soit celui d'Ayrton.

Au cas où les pirates se présenteraient et essayeraient de franchir le passage, il tenterait de les arrêter à coups de fusil, et, en fin de compte, il se réfugierait dans Granite-house, où, l'ascenseur une fois relevé, il serait en sûreté.

Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert et Pencroff devaient se rendre directement au corral, et, s'ils n'y trouvaient point Ayrton, battre le bois dans les environs.

À six heures du matin, l'ingénieur et ses trois compagnons avaient passé le creek Glycérine, et Nab se postait derrière un léger épaulement que couronnaient quelques grands dragonniers, sur la rive gauche du ruisseau.

Les colons, après avoir quitté le plateau de Grande-Vue, prirent immédiatement la route du corral. Ils portaient le fusil sur le bras, prêts à faire feu à la moindre démonstration hostile. Les deux carabines et les deux fusils avaient été chargés à balle.

De chaque côté de la route, le fourré était épais et pouvait aisément cacher des malfaiteurs, qui, grâce à leurs armes, eussent été véritablement redoutables.

Les colons marchaient rapidement et en silence. Top les précédait, tantôt courant sur la route, tantôt faisant quelque crochet sous bois, mais toujours muet et ne paraissant rien pressentir d'insolite. Et l'on pouvait compter que le fidèle chien ne se laisserait pas surprendre et qu'il aboierait à la moindre apparence de danger.

En même temps que la route, Cyrus Smith et ses compagnons suivaient le fil télégraphique qui reliait le corral et Granite-house. Après avoir marché pendant deux milles environ, ils n'y avaient encore remarqué aucune solution de continuité. Les poteaux étaient en bon état, les isoloirs intacts, le fil régulièrement tendu. Toutefois, à partir de ce point, l'ingénieur observa que cette tension paraissait être moins complète, et enfin, arrivé au poteau n° 74, Harbert, qui tenait les devants, s'arrêta en criant :

« Le fil est rompu ! »


Ses compagnons pressèrent le pas et arrivèrent à l'endroit où le jeune garçon s'était arrêté.

Là, le poteau renversé se trouvait en travers de la route. La solution de continuité du fil était donc constatée, et il était évident que les dépêches de Granite-house n'avaient pu être reçues au corral, ni celles du corral à Granite-house.

« Ce n'est pas le vent qui a renversé ce poteau, fit observer Pencroff.

— Non, répondit Gédéon Spilett. La terre a été creusée à son pied, et il a été déraciné de main d'homme.

— En outre, le fil est brisé, ajouta Harbert, en montrant les deux bouts du fil de fer, qui avait été violemment rompu.

— La cassure est-elle fraîche ? demanda Cyrus Smith.

— Oui, répondit Harbert, et il y a certainement peu de temps que la rupture a été produite.

— Au corral ! Au corral ! » s'écria le marin.

Les colons se trouvaient alors à mi-chemin de Granite-house et du corral. Il leur restait donc encore deux milles et demi à franchir. Ils prirent le pas de course.

En effet, on devait craindre que quelque grave événement ne se fût accompli au corral. Sans doute, Ayrton avait pu envoyer un télégramme qui n'était pas arrivé, et ce n'était pas là la raison qui devait inquiéter ses compagnons, mas, circonstance plus inexplicable, Ayrton, qui avait promis de revenir la veille au soir, n'avait pas reparu. Enfin, ce n'était pas sans motif que toute communication avait été interrompue entre le corral et Granite-house, et quels autres que les convicts avaient intérêt à interrompre cette communication ?

Les colons couraient donc, le cœur serré par l'émotion. Ils s'étaient sincèrement attachés à leur nouveau compagnon. Allaient-ils le trouver frappé de la main même de ceux dont il avait été autrefois le chef ?

Bientôt ils arrivèrent à l'endroit où la route longeait ce petit ruisseau dérivé du creek Rouge, qui irriguait les prairies du corral. Ils avaient alors modéré leur pas, afin de ne pas se trouver essoufflés au moment où la lutte allait peut-être devenir nécessaire. Les fusils n'étaient plus au cran de repos, mais armés. Chacun surveillait un côté de la forêt. Top faisait entendre quelques sourds grognements qui n'étaient pas de bon augure.

Enfin, l'enceinte palissadée apparut à travers les arbres. On n'y voyait aucune trace de dégâts. La porte en était fermée comme à l'ordinaire. Un silence profond régnait dans le corral. Ni les bêlements accoutumés des mouflons, ni la voix d'Ayrton ne se faisaient entendre.

« Entrons ! » dit Cyrus Smith.
Et l'ingénieur s'avança, pendant que ses compagnons, faisant le guet à vingt pas de lui, étaient prêts à faire feu.

Cyrus Smith leva le loquet intérieur de la porte, et il allait repousser un des battants, quand Top aboya avec violence. Une détonation éclata au-dessus de la palissade, et un cri de douleur lui répondit.

Harbert, frappé d'une balle, gisait à terre !

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