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L'îLE MYSTéRIEUSE-CHAP10-12

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Chapitre 10-11-12
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Jules Verne
L'Île mystérieuse
Première partie : Les naufragés de l'air - Chapitre 10


Une invention de l'ingénieur. — La question qui préoccupe Cyrus Smith. — Le départ pour la montagne. — La forêt. — Sol volcanique. — Les tragopans. — Les mouflons. — Le premier plateau. — Le campement pour la nuit. — Le sommet du cône.


Quelques instants après, les trois chasseurs se trouvaient devant un foyer pétillant. Cyrus Smith et le reporter étaient là. Pencroff les regardait l'un et l'autre, sans mot dire, son cabiai à la main.

« Eh bien, oui, mon brave, s'écria le reporter. Du feu, du vrai feu, qui rôtira parfaitement ce magnifique gibier dont nous nous régalerons tout à l'heure !

— Mais qui a allumé ?… demanda Pencroff.

— Le soleil ! »

La réponse de Gédéon Spilett était exacte. C'était le soleil qui avait fourni cette chaleur dont s'émerveillait Pencroff. Le marin ne voulait pas en croire ses yeux, et il était tellement ébahi, qu'il ne pensait pas à interroger l'ingénieur.

« Vous aviez donc une lentille, monsieur ? demanda Harbert à Cyrus Smith.

— Non, mon enfant, répondit celui-ci, mais j'en ai fait une. »

Et il montra l'appareil qui lui avait servi de lentille. C'étaient tout simplement les deux verres qu'il avait enlevés à la montre du reporter et à la sienne. Après les avoir remplis d'eau et rendu leurs bords adhérents au moyen d'un peu de glaise, il s'était ainsi fabriqué une véritable lentille, qui, concentrant les rayons solaires sur une mousse bien sèche, en avait déterminé la combustion.

Le marin considéra l'appareil, puis il regarda l'ingénieur sans prononcer un mot. Seulement, son regard en disait long ! Si, pour lui, Cyrus Smith n'était pas un dieu, c'était assurément plus qu'un homme. Enfin la parole lui revint, et il s'écria :

« Notez cela, monsieur Spilett, notez cela sur votre papier !

— C'est noté, » répondit le reporter.

Puis, Nab aidant, le marin disposa la broche, et le cabiai, convenablement vidé, grilla bientôt, comme un simple cochon de lait, devant une flamme claire et pétillante.

Les Cheminées étaient redevenues plus habitables, non-seulement parce que les couloirs s'échauffaient au feu du foyer, mais parce que les cloisons de pierres et de sable avaient été rétablies.

On le voit, l'ingénieur et son compagnon avaient bien employé la journée. Cyrus Smith avait presque entièrement recouvré ses forces, et s'était essayé en montant sur le plateau supérieur. De ce point, son œil, accoutumé à évaluer les hauteurs et les distances, s'était longtemps fixé sur ce cône dont il voulait le lendemain atteindre la cime. Le mont, situé à six milles environ dans le nord-ouest, lui parut mesurer trois mille cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Par conséquent, le regard d'un observateur posté à son sommet pourrait parcourir l'horizon dans un rayon de cinquante milles au moins. Il était donc probable que Cyrus Smith résoudrait aisément cette question « de continent ou d'île », à laquelle il donnait, non sans raison, le pas sur toutes les autres.

On soupa convenablement. La chair du cabiai fut déclarée excellente. Les sargasses et les amandes de pin pignon complétèrent ce repas, pendant lequel l'ingénieur parla peu. Il était préoccupé des projets du lendemain.

Une ou deux fois, Pencroff émit quelques idées sur ce qu'il conviendrait de faire, mais Cyrus Smith, qui était évidemment un esprit méthodique, se contenta de secouer la tête.

« Demain, répétait-il, nous saurons à quoi nous en tenir, et nous agirons en conséquence. »

Le repas terminé, de nouvelles brassées de bois furent jetées sur le foyer, et les hôtes des Cheminées, y compris le fidèle Top, s'endormirent d'un profond sommeil. Aucun incident ne troubla cette nuit paisible, et le lendemain, — 29 mars, — frais et dispos, ils se réveillaient, prêts à entreprendre cette excursion qui devait fixer leur sort.

Tout était prêt pour le départ. Les restes du cabiai pouvaient nourrir pendant vingt-quatre heures encore Cyrus Smith et ses compagnons. D'ailleurs, ils espéraient bien se ravitailler en route. Comme les verres avaient été remis aux montres de l'ingénieur et du reporter, Pencroff brûla un peu de ce linge qui devait servir d'amadou. Quant au silex, il ne devait pas manquer dans ces terrains d'origine plutonienne.

Il était sept heures et demie du matin, quand les explorateurs, armés de bâtons, quittèrent les Cheminées. Suivant l'avis de Pencroff, il parut bon de prendre le chemin déjà parcouru à travers la forêt, quitte à revenir par une autre route. C'était aussi la voie la plus directe pour atteindre la montagne. On tourna donc l'angle sud, et on suivit la rive gauche de la rivière, qui fut abandonnée au point où elle se coudait vers le sud-ouest. Le sentier, déjà frayé sous les arbres verts, fut retrouvé, et, à neuf heures, Cyrus Smith et ses compagnons atteignaient la lisière occidentale de la forêt.

Le sol, jusqu'alors peu accidenté, marécageux d'abord, sec et sablonneux ensuite, accusait une légère pente, qui remontait du littoral vers l'intérieur de la contrée. Quelques animaux, très-fuyards, avaient été entrevus sous les futaies. Top les faisait lever lestement, mais son maître le rappelait aussitôt, car le moment n'était pas venu de les poursuivre. Plus tard, on verrait. L'ingénieur n'était point homme à se laisser distraire de son idée fixe. On ne se serait même pas trompé en affirmant qu'il n'observait le pays, ni dans sa configuration, ni dans ses productions naturelles. Son seul objectif, c'était ce mont qu'il prétendait gravir, et il y allait tout droit.

A dix heures, on fit une halte de quelques minutes. Au sortir de la forêt, le système orographique de la contrée avait apparu aux regards. Le mont se composait de deux cônes. Le premier, tronqué à une hauteur de deux mille cinq cents pieds environ, était soutenu par de capricieux contreforts, qui semblaient se ramifier comme les griffes d'une immense serre appliquée sur le sol. Entre ces contreforts se creusaient autant de vallées étroites, hérissées d'arbres, dont les derniers bouquets s'élevaient jusqu'à la troncature du premier cône. Toutefois, la végétation paraissait être moins fournie dans la partie de la montagne exposée au nord-est, et on y apercevait des zébrures assez profondes, qui devaient être des coulées laviques.

Sur le premier cône reposait un second cône, légèrement arrondi à sa cime, et qui se tenait un peu de travers. On eût dit un vaste chapeau rond placé sur l'oreille. Il semblait formé d'une terre dénudée, que perçaient en maint endroit des roches rougeâtres.

C'était le sommet de ce second cône qu'il convenait d'atteindre, et l'arête des contreforts devait offrir la meilleure route pour y arriver.

« Nous sommes sur un terrain volcanique, » avait dit Cyrus Smith, et ses compagnons, le suivant, commencèrent à s'élever peu à peu sur le dos d'un contrefort, qui, par une ligne sinueuse et par conséquent plus aisément franchissable, aboutissait au premier plateau.

Les intumescences étaient nombreuses sur ce sol, que les forces plutoniennes avaient évidemment convulsionné. çà et là, blocs erratiques, débris nombreux de basalte, pierres ponces, obsidiennes. Par bouquets isolés, s'élevaient de ces conifères, qui, quelques centaines de pieds plus bas, au fond des étroites gorges, formaient d'épais massifs, presque impénétrables aux rayons du soleil.

Pendant cette première partie de l'ascension sur les rampes inférieures, Harbert fit remarquer des empreintes qui indiquaient le passage récent de grands animaux, fauves ou autres.

« Ces bêtes-là ne nous céderont peut-être pas volontiers leur domaine ? dit Pencroff.

— Eh bien, répondit le reporter, qui avait déjà chassé le tigre aux Indes et le lion en Afrique, nous verrons à nous en débarrasser. Mais, en attendant, tenons-nous sur nos gardes ! »

Cependant, on s'élevait peu à peu. La route, accrue par des détours et des obstacles qui ne pouvaient être franchis directement, était longue. Quelquefois aussi, le sol manquait subitement, et l'on se trouvait sur le bord de profondes crevasses qu'il fallait tourner. À revenir ainsi sur ses pas, afin de suivre quelque sentier praticable, c'était du temps employé et des fatigues subies. À midi, quand la petite troupe fit halte pour déjeuner au pied d'un large bouquet de sapins, près d'un petit ruisseau qui s'en allait en cascade, elle se trouvait encore à mi-chemin du premier plateau, qui, dès lors, ne serait vraisemblablement atteint qu'à la nuit tombante.

De ce point, l'horizon de mer se développait plus largement ; mais, sur la droite, le regard, arrêté par le promontoire aigu du sud-est, ne pouvait déterminer si la côte se rattachait par un brusque retour à quelque terre d'arrière plan. À gauche, le rayon de vue gagnait bien quelques milles au nord ; toutefois, dès le nord-ouest, au point qu'occupaient les explorateurs, il était coupé net par l'arête d'un contrefort bizarrement taillé, qui formait comme la puissante culée du cône central. On ne pouvait donc rien pressentir encore de la question que voulait résoudre Cyrus Smith.

A une heure, l'ascension fut reprise. Il fallut biaiser vers le sud-ouest et s'engager de nouveau dans des taillis assez épais. Là, sous le couvert des arbres, voletaient plusieurs couples de gallinacés de la famille des faisans. C'étaient des « tragopans », ornés d'un fanon charnu qui pendait sur leurs gorges, et de deux minces cornes cylindriques, plantées en arrière de leurs yeux. Parmi ces couples, de la taille d'un coq, la femelle était uniformément brune, tandis que le mâle resplendissait sous son plumage rouge, semé de petites larmes blanches. Gédéon Spilett, d'un coup de pierre, adroitement et vigoureusement lancé, tua un de ces tragopans, que Pencroff, affamé par le grand air, ne regarda pas sans quelque convoitise.

Après avoir quitté ce taillis, les ascensionnistes, se faisant la courte échelle, gravirent sur un espace de cent pieds un talus très-raide, et atteignirent un étage supérieur, peu fourni d'arbres, dont le sol prenait une apparence volcanique. Il s'agissait alors de revenir vers l'est, en décrivant des lacets qui rendaient les pentes plus praticables, car elles étaient alors fort raides, et chacun devait choisir avec soin l'endroit où se posait son pied. Nab et Harbert tenaient la tête, Pencroff la queue ; entre eux, Cyrus et le reporter. Les animaux qui fréquentaient ces hauteurs — et les traces ne manquaient pas — devaient nécessairement appartenir à ces races, au pied sûr et à l'échine souple, des chamois ou des isards. On en vit quelques-uns, mais ce ne fut pas le nom que leur donna Pencroff, car, à un certain moment :

« Des moutons ! » s'écria-t-il.

Tous s'étaient arrêtés à cinquante pas d'une demi-douzaine d'animaux de grande taille, aux fortes cornes courbées en arrière et aplaties vers la pointe, à la toison laineuse, cachée sous de longs poils soyeux de couleur fauve.

Ce n'étaient point des moutons ordinaires, mais une espèce communément répandue dans les régions montagneuses des zones tempérées, à laquelle Harbert donna le nom de mouflons.

« Ont-ils des gigots et des côtelettes ? demanda le marin.

— Oui, répondit Harbert.

— Eh bien, ce sont des moutons ! » dit Pencroff.

Ces animaux, immobiles entre les débris de basalte, regardaient d'un œil étonné, comme s'ils voyaient pour la première fois des bipèdes humains. Puis, leur crainte subitement éveillée, ils disparurent en bondissant sur les roches.

« Au revoir ! » leur cria Pencroff d'un ton si comique, que Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert et Nab ne purent s'empêcher de rire.

L'ascension continua. On pouvait fréquemment observer, sur certaines déclivités, des traces de laves, très-capricieusement striées. De petites solfatares coupaient parfois la route suivie par les ascensionnistes, et il fallait en prolonger les bords. En quelques points, le soufre avait déposé sous la forme de concrétions cristallines, au milieu de ces matières qui précèdent généralement les épanchements laviques, pouzzolanes à grains irréguliers et fortement torréfiés, cendres blanchâtres faites d'une infinité de petits cristaux feldspathiques.

Aux approches du premier plateau, formé par la troncature du cône inférieur, les difficultés de l'ascension furent très-prononcées. Vers quatre heures, l'extrême zone des arbres avait été dépassée. Il ne restait plus, çà et là, que quelques pins grimaçants et décharnés, qui devaient avoir la vie dure pour résister, à cette hauteur, aux grands vents du large. Heureusement pour l'ingénieur et ses compagnons, le temps était beau, l'atmosphère tranquille, car une violente brise, à une altitude de trois mille pieds, eût gêné leurs évolutions. La pureté du ciel au zénith se sentait à travers la transparence de l'air. Un calme parfait régnait autour d'eux. Ils ne voyaient plus le soleil, alors caché par le vaste écran du cône supérieur, qui masquait le demi-horizon de l'ouest, et dont l'ombre énorme, s'allongeant jusqu'au littoral, croissait à mesure que l'astre radieux s'abaissait dans sa course diurne. Quelques vapeurs, brumes plutôt que nuages, commençaient à se montrer dans l'est, et se coloraient de toutes les couleurs spectrales sous l'action des rayons solaires.

Cinq cents pieds seulement séparaient alors les explorateurs du plateau qu'ils voulaient atteindre, afin d'y établir un campement pour la nuit, mais ces cinq cents pieds s'accrurent de plus de deux milles par les zigzags qu'il fallut décrire. Le sol, pour ainsi dire, manquait sous le pied. Les pentes présentaient souvent un angle tellement ouvert, que l'on glissait sur les coulées de laves, quand les stries, usées par l'air, n'offraient pas un point d'appui suffisant. Enfin, le soir se faisait peu à peu, et il était presque nuit, quand Cyrus Smith et ses compagnons, très-fatigués par une ascension de sept heures, arrivèrent au plateau du premier cône.

Il fut alors question d'organiser le campement, et de réparer ses forces, en soupant d'abord, en dormant ensuite. Ce second étage de la montagne s'élevait sur une base de roches, au milieu desquelles on trouva facilement une retraite. Le combustible n'était pas abondant. Cependant, on pouvait obtenir du feu au moyen des mousses et des broussailles sèches qui hérissaient certaines portions du plateau. Pendant que le marin préparait son foyer sur des pierres qu'il disposa à cet usage, Nab et Harbert s'occupèrent de l'approvisionner en combustible. Ils revinrent bientôt avec leur charge de broussailles. Le briquet fut battu, le linge brûlé recueillit les étincelles du silex, et, sous le souffle de Nab, un feu pétillant se développa, en quelques instants, à l'abri des roches.

Ce feu n'était destiné qu'à combattre la température un peu froide de la nuit, et il ne fut pas employé à la cuisson du faisan, que Nab réservait pour le lendemain. Les restes du cabiai et quelques douzaines d'amandes de pin pignon formèrent les éléments du souper. Il n'était pas encore six heures et demie que tout était terminé.

Cyrus Smith eut alors la pensée d'explorer, dans la demi-obscurité, cette large assise circulaire qui supportait le cône supérieur de la montagne. Avant de prendre quelque repos, il voulait savoir si ce cône pourrait être tourné à sa base, pour le cas où ses flancs, trop déclives, le rendraient inaccessible jusqu'à son sommet. Cette question ne laissait pas de le préoccuper, car il était possible que, du côté où le chapeau s'inclinait, c'est-à-dire vers le nord, le plateau ne fût pas praticable. Or, si la cime de la montagne ne pouvait être atteinte, d'une part, et si, de l'autre, on ne pouvait contourner la base du cône, il serait impossible d'examiner la portion occidentale de la contrée, et le but de l'ascension serait en partie manqué.

Donc, l'ingénieur, sans tenir compte de ses fatigues, laissant Pencroff et Nab organiser la couchée, et Gédéon Spilett noter les incidents du jour, commença à suivre la lisière circulaire du plateau, en se dirigeant vers le nord. Harbert l'accompagnait.

La nuit était belle et tranquille, l'obscurité peu profonde encore. Cyrus Smith et le jeune garçon marchaient l'un près de l'autre, sans parler. En de certains endroits, le plateau s'ouvrait largement devant eux, et ils passaient sans encombre. En d'autres, obstrué par les éboulis, il n'offrait qu'une étroite sente, sur laquelle deux personnes ne pouvaient marcher de front. Il arriva même qu'après une marche de vingt minutes, Cyrus Smith et Harbert durent s'arrêter. À partir de ce point, le talus des deux cônes affleurait. Plus d'épaulement qui séparât les deux parties de la montagne. La contourner sur des pentes inclinées à près de soixante-dix degrés devenait impraticable.

Mais, si l'ingénieur et le jeune garçon durent renoncer à suivre une direction circulaire, en revanche, la possibilité leur fut alors donnée de reprendre directement l'ascension du cône.

En effet, devant eux s'ouvrait un éventrement profond du massif. C'était l'égueulement du cratère supérieur, le goulot, si l'on veut, par lequel s'échappaient les matières éruptives liquides, à l'époque où le volcan était encore en activité. Les laves durcies, les scories encroûtées formaient une sorte d'escalier naturel, aux marches largement dessinées, qui devaient faciliter l'accès du sommet de la montagne.

Un coup d'œil suffit à Cyrus Smith pour reconnaître cette disposition, et, sans hésiter, suivi du jeune garçon, il s'engagea dans l'énorme crevasse, au milieu d'une obscurité croissante.

C'était encore une hauteur de mille pieds à franchir. Les déclivités intérieures du cratère seraient-elles praticables ? On le verrait bien. L'ingénieur continuerait sa marche ascensionnelle, tant qu'il ne serait pas arrêté. Heureusement, ces déclivités, très-allongées et très-sinueuses, décrivaient un large pas de vis à l'intérieur du volcan, et favorisaient la marche en hauteur.

Quant au volcan lui-même, on ne pouvait douter qu'il ne fût complétement éteint. Pas une fumée ne s'échappait de ses flancs. Pas une flamme ne se décelait dans les cavités profondes. Pas un grondement, pas un murmure, pas un tressaillement ne sortait de ce puits obscur, qui se creusait peut-être jusqu'aux entrailles du globe. L'atmosphère même, au dedans de ce cratère, n'était saturée d'aucune vapeur sulfureuse. C'était plus que le sommeil d'un volcan, c'était sa complète extinction.

La tentative de Cyrus Smith devait réussir. Peu à peu, Harbert et lui, en remontant sur les parois internes, virent le cratère s'élargir au-dessus de leur tête. Le rayon de cette portion circulaire du ciel, encadrée par les bords du cône, s'accrut sensiblement. À chaque pas, pour ainsi dire, que firent Cyrus Smith et Harbert, de nouvelles étoiles entrèrent dans le champ de leur vision. Les magnifiques constellations de ce ciel austral resplendissaient. Au zénith, brillaient d'un pur éclat la splendide Antarès du Scorpion, et, non loin, cette ß du Centaure que l'on croit être l'étoile la plus rapprochée du globe terrestre. Puis, à mesure que s'évasait le cratère, apparurent Fomalhaut du Poisson, le Triangle austral, et enfin, presque au pôle antarctique du monde, cette étincelante Croix du Sud, qui remplace la Polaire de l'hémisphère boréal.

Il était près de huit heures, quand Cyrus Smith et Harbert mirent le pied sur la crête supérieure du mont, au sommet du cône.

L'obscurité était complète alors, et ne permettait pas au regard de s'étendre sur un rayon de deux milles. La mer entourait-elle cette terre inconnue, ou cette terre se rattachait-elle, dans l'ouest, à quelque continent du Pacifique ? On ne pouvait encore le reconnaître. Vers l'ouest, une bande nuageuse, nettement dessinée à l'horizon, accroissait les ténèbres, et l'œil ne savait découvrir si le ciel et l'eau s'y confondaient sur une même ligne circulaire.

Mais, en un point de cet horizon, une vague lueur parut soudain, qui descendait lentement, à mesure que le nuage montait vers le zénith.

C'était le croissant délié de la lune, déjà près de disparaître. Mais sa lumière suffit à dessiner nettement la ligne horizontale, alors détachée du nuage, et l'ingénieur put voir son image tremblotante se refléter un instant sur une surface liquide.

Cyrus Smith saisit la main du jeune garçon, et, d'une voix grave :

« Une île ! » dit-il, au moment où le croissant lunaire s'éteignait dans les flots.



Jules Verne
L'Île mystérieuse
Première partie : Les naufragés de l'air - Chapitre 11



Au sommet du cône. — L'intérieur du cratère. — La mer tout autour. — Nulle terre en vue. — Le littoral à vol d'oiseau. — Hydrographie et orographie. — L'île est-elle habitée ? — Baptême des baies, golfes, caps, rivières, etc. — L'île Lincoln.




Une demi-heure plus tard, Cyrus Smith et Harbert étaient de retour au campement. L'ingénieur se bornait à dire à ses compagnons que la terre sur laquelle le hasard les avait jetés était une île, et que, le lendemain, on aviserait. Puis, chacun s'arrangea de son mieux pour dormir, et, dans ce trou de basalte, à une hauteur de deux mille cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer, par une nuit paisible, « les insulaires » goûtèrent un repos profond.

Le lendemain, 30 mars, après un déjeuner sommaire, dont le tragopan rôti fit tous les frais, l'ingénieur voulut remonter au sommet du volcan, afin d'observer avec attention l'île dans laquelle lui et les siens étaient emprisonnés pour la vie, peut-être, si cette île était située à une grande distance de toute terre, ou si elle ne se trouvait pas sur le chemin des navires qui visitent les archipels de l'océan Pacifique. Cette fois, ses compagnons le suivirent dans cette nouvelle exploration. Eux aussi, ils voulaient voir cette île à laquelle ils allaient demander de subvenir à tous leurs besoins.

Il devait être sept heures du matin environ, quand Cyrus Smith, Harbert, Pencroff, Gédéon Spilett et Nab quittèrent le campement. Aucun ne paraissait inquiet de la situation qui lui était faite. Ils avaient foi en eux, sans doute, mais il faut observer que le point d'appui de cette foi n'était pas le même chez Cyrus Smith que chez ses compagnons. L'ingénieur avait confiance, parce qu'il se sentait capable d'arracher à cette nature sauvage tout ce qui serait nécessaire à la vie de ses compagnons et à la sienne, et ceux-ci ne redoutaient rien, précisément parce que Cyrus Smith était avec eux. Cette nuance se comprendra. Pencroff surtout, depuis l'incident du feu rallumé, n'aurait pas désespéré un instant, quand bien même il se fût trouvé sur un roc nu, si l'ingénieur eût été avec lui sur ce roc.

« Bah ! dit-il, nous sommes sortis de Richmond, sans la permission des autorités ! Ce serait bien le diable si nous ne parvenions pas un jour ou l'autre à partir d'un lieu où personne ne nous retiendra certainement ! »

Cyrus Smith suivit le même chemin que la veille. On contourna le cône par le plateau qui formait épaulement, jusqu'à la gueule de l'énorme crevasse. Le temps était magnifique. Le soleil montait sur un ciel pur et couvrait de ses rayons tout le flanc oriental de la montagne.
Le cratère fut abordé. Il était bien tel que l'ingénieur l'avait reconnu dans l'ombre, c'est-à-dire un vaste entonnoir qui allait en s'évasant jusqu'à une hauteur de mille pieds au-dessus du plateau. Au bas de la crevasse, de larges et épaisses coulées de laves serpentaient sur les flancs du mont et jalonnaient ainsi la route des matières éruptives jusqu'aux vallées inférieures qui sillonnaient la portion septentrionale de l'île.

L'intérieur du cratère, dont l'inclinaison ne dépassait pas trente-cinq à quarante degrés, ne présentait ni difficultés ni obstacles à l'ascension. On y remarquait les traces de laves très-anciennes, qui probablement s'épanchaient par le sommet du cône, avant que cette crevasse latérale leur eût ouvert une voie nouvelle.

Quant à la cheminée volcanique qui établissait la communication entre les couches souterraines et le cratère, on ne pouvait en estimer la profondeur par le regard, car elle se perdait dans l'obscurité. Mais, quant à l'extinction complète du volcan, elle n'était pas douteuse.

Avant huit heures, Cyrus Smith et ses compagnons étaient réunis au sommet du cratère, sur une intumescence conique qui en boursouflait le bord septentrional.

« La mer ! la mer partout ! » s'écrièrent-ils, comme si leurs lèvres n'eussent pu retenir ce mot qui faisait d'eux des insulaires.

La mer, en effet, l'immense nappe d'eau circulaire autour d'eux ! Peut-être, en remontant au sommet du cône, Cyrus Smith avait-il eu l'espoir de découvrir quelque côte, quelque île rapprochée, qu'il n'avait pu apercevoir la veille pendant l'obscurité. Mais rien n'apparut jusqu'aux limites de l'horizon, c'est-à-dire sur un rayon de plus de cinquante milles. Aucune terre en vue. Pas une voile. Toute cette immensité était déserte, et l'île occupait le centre d'une circonférence qui semblait être infinie.

L'ingénieur et ses compagnons, muets, immobiles, parcoururent du regard, pendant quelques minutes, tous les points de l'Océan. Cet Océan, leurs yeux le fouillèrent jusqu'à ses plus extrêmes limites. Mais Pencroff, qui possédait une si merveilleuse puissance de vision, ne vit rien, et certainement, si une terre se fût relevée à l'horizon, quand bien même elle n'eût apparu que sous l'apparence d'une insaisissable vapeur, le marin l'aurait indubitablement reconnue, car c'étaient deux véritables télescopes que la nature avait fixés sous son arcade sourcilière !

De l'Océan, les regards se reportèrent sur l'île qu'ils dominaient tout entière, et la première question qui fut posée le fut par Gédéon Spilett, en ces termes :

« Quelle peut être la grandeur de cette île ? »

Véritablement, elle ne paraissait pas considérable au milieu de cet immense Océan.

Cyrus Smith réfléchit pendant quelques instants ; il observa attentivement le périmètre de l'île, en tenant compte de la hauteur à laquelle il se trouvait placé ; puis :

« Mes amis, dit-il, je ne crois pas me tromper en donnant au littoral de l'île un développement de plus de cent milles?.

— Et conséquemment, sa superficie ?…

— Il est difficile de l'apprécier, répondit l'ingénieur, car elle est trop capricieusement découpée. »

Si Cyrus Smith ne se trompait pas dans son évaluation, l'île avait, à peu de chose près, l'étendue de Malte ou Zante, dans la Méditerranée ; mais elle était, à la fois, beaucoup plus irrégulière, et moins riche en caps, promontoires, pointes, baies, anses ou criques. Sa forme, véritablement étrange, surprenait le regard, et quand Gédéon Spilett, sur le conseil de l'ingénieur, en eut dessiné les contours, on trouva qu'elle ressemblait à quelque fantastique animal, une sorte de ptéropode monstrueux, qui eût été endormi à la surface du Pacifique.

Voici, en effet, la configuration exacte de cette île, qu'il importe de faire connaître, et dont la carte fut immédiatement dressée par le reporter avec une précision suffisante.

La portion est du littoral, c'est-à-dire celle sur laquelle les naufragés avaient atterri, s'échancrait largement et bordait une vaste baie terminée au sud-est par un cap aigu, qu'une pointe avait caché à Pencroff, lors de sa première exploration. Au nord-est, deux autres caps fermaient la baie, et entre eux se creusait un étroit golfe qui ressemblait à la mâchoire entr'ouverte de quelque formidable squale.

Du nord-est au nord-ouest, la côte s'arrondissait comme le crâne aplati d'un fauve, pour se relever en formant une sorte de gibbosité qui n'assignait pas un dessin très-déterminé à cette partie de l'île, dont le centre était occupé par la montagne volcanique.

De ce point, le littoral courait assez régulièrement nord et sud, creusé, aux deux tiers de son périmètre, par une étroite crique, à partir de laquelle il finissait en une longue queue, semblable à l'appendice caudal d'un gigantesque alligator.

Cette queue formait une véritable presqu'île qui s'allongeait de plus de trente milles en mer, à compter du cap sud-est de l'île, déjà mentionné, et elle s'arrondissait en décrivant une rade foraine, largement ouverte, que dessinait le littoral inférieur de cette terre si étrangement découpée.

Dans sa plus petite largeur, c'est-à-dire entre les Cheminées et la crique observée sur la côte occidentale qui lui correspondait en latitude, l'île mesurait dix milles seulement ; mais sa plus grande longueur, de la mâchoire du nord-est à l'extrémité de la queue du sud-ouest, ne comptait pas moins de trente milles.

Quant à l'intérieur de l'île, son aspect général était celui-ci : très-boisée dans toute sa portion méridionale depuis la montagne jusqu'au littoral, elle était aride et sablonneuse dans sa partie septentrionale. Entre le volcan et la côte est, Cyrus Smith et ses compagnons furent assez surpris de voir un lac, encadré dans sa bordure d'arbres verts, dont ils ne soupçonnaient pas l'existence. Vu de cette hauteur, le lac semblait être au même niveau que la mer, mais, réflexion faite, l'ingénieur expliqua à ses compagnons que l'altitude de cette petite nappe d'eau devait être de trois cents pieds, car le plateau qui lui servait de bassin n'était que le prolongement de celui de la côte.

« C'est donc un lac d'eau douce ? demanda Pencroff.

— Nécessairement, répondit l'ingénieur, car il doit être alimenté par les eaux qui s'écoulent de la montagne.

— J'aperçois une petite rivière qui s'y jette, dit Harbert, en montrant un étroit ruisseau, dont la source devait s'épancher dans les contreforts de l'ouest.

— En effet, répondit Cyrus Smith, et puisque ce ruisseau alimente le lac il est probable que du côté de la mer il existe un déversoir par lequel s'échappe le trop-plein des eaux. Nous verrons cela à notre retour. »

Ce petit cours d'eau, assez sinueux, et la rivière déjà reconnue, tel était le système hydrographique, du moins tel il se développait aux yeux des explorateurs. Cependant, il était possible que, sous ces masses d'arbres qui faisaient des deux tiers de l'île une forêt immense, d'autres rios s'écoulassent vers la mer. On devait même le supposer, tant cette région se montrait fertile et riche des plus magnifiques échantillons de la flore des zones tempérées. Quant à la partie septentrionale, nul indice d'eaux courantes ; peut-être des eaux stagnantes dans la portion marécageuse du nord-est, mais voilà tout ; en somme, des dunes, des sables, une aridité très-prononcée qui contrastait vivement avec l'opulence du sol dans sa plus grande étendue.

Le volcan n'occupait pas la partie centrale de l'île. Il se dressait, au contraire, dans la région du nord-ouest, et semblait marquer la limite des deux zones. Au sud-ouest, au sud et au sud-est, les premiers étages des contreforts disparaissaient sous des masses de verdure. Au nord, au contraire, on pouvait suivre leurs ramifications, qui allaient mourir sur les plaines de sable. C'était aussi de ce côté qu'au temps des éruptions, les épanchements s'étaient frayés un passage, et une large chaussée de laves se prolongeait jusqu'à cette étroite mâchoire qui formait golfe au nord-est.

Cyrus Smith et les siens demeurèrent une heure ainsi au sommet de la montagne. L'île se développait sous leurs regards comme un plan en relief avec ses teintes diverses, vertes pour les forêts, jaunes pour les sables, bleues pour les eaux. Ils la saisissaient dans tout son ensemble, et ce sol caché sous l'immense verdure, le thalweg des vallées ombreuses, l'intérieur des gorges étroites, creusées au pied du volcan, échappaient seuls à leurs investigations.

Restait une question grave à résoudre, et qui devait singulièrement influer sur l'avenir des naufragés.

L'île était-elle habitée ?
Ce fut le reporter qui posa cette question, à laquelle il semblait que l'on pût déjà répondre négativement, après le minutieux examen qui venait d'être fait des diverses régions de l'île.

Nulle part on n'apercevait l'œuvre de la main humaine. Pas une agglomération de cases, pas une cabane isolée, pas une pêcherie sur le littoral. Aucune fumée ne s'élevait dans l'air et ne trahissait la présence de l'homme. Il est vrai, une distance de trente milles environ séparait les observateurs des points extrêmes, c'est-à-dire de cette queue qui se projetait au sud-ouest, et il eût été difficile, même aux yeux de Pencroff, d'y découvrir une habitation. On ne pouvait, non plus, soulever ce rideau de verdure qui couvrait les trois quarts de l'île, et voir s'il abritait ou non quelque bourgade. Mais, généralement, les insulaires, dans ces étroits espaces émergés des flots du Pacifique, habitent plutôt le littoral, et le littoral paraissait être absolument désert.

Jusqu'à plus complète exploration, on pouvait donc admettre que l'île était inhabitée.

Mais était-elle fréquentée, au moins temporairement, par les indigènes des îles voisines ? à cette question, il était difficile de répondre. Aucune terre n'apparaissait dans un rayon d'environ cinquante milles. Mais cinquante milles peuvent être facilement franchis, soit par des praos malais, soit par de grandes pirogues polynésiennes. Tout dépendait donc de la situation de l'île, de son isolement sur le Pacifique, ou de sa proximité des archipels. Cyrus Smith parviendrait-il sans instruments à relever plus tard sa position en latitude et en longitude ? Ce serait difficile. Dans le doute, il était donc convenable de prendre certaines précautions contre une descente possible des indigènes voisins.

L'exploration de l'île était achevée, sa configuration déterminée, son relief coté, son étendue calculée, son hydrographie et son orographie reconnues. La disposition des forêts et des plaines avait été relevée d'une manière générale sur le plan du reporter. Il n'y avait plus qu'à redescendre les pentes de la montagne, et à explorer le sol au triple point de vue de ses ressources minérales, végétales et animales.

Mais, avant de donner à ses compagnons le signal du départ, Cyrus Smith leur dit de sa voix calme et grave :

« Voici, mes amis, l'étroit coin de terre sur lequel la main du Tout-Puissant nous a jetés. C'est ici que nous allons vivre, longtemps peut-être. Peut-être aussi, un secours inattendu nous arrivera-t-il, si quelque navire passe par hasard... Je dis par hasard, car cette île est peu importante ; elle n'offre même pas un port qui puisse servir de relâche aux bâtiments, et il est à craindre qu'elle ne soit située en dehors des routes ordinairement suivies, c'est-à-dire trop au sud pour les navires qui fréquentent les archipels du Pacifique, trop au nord pour ceux qui se rendent à l'Australie en doublant le cap Horn. Je ne veux rien vous dissimuler de la situation…

— Et vous avez raison, mon cher Cyrus, répondit vivement le reporter. Vous avez affaire à des hommes. Ils ont confiance en vous, et vous pouvez compter sur eux. — N'est-ce pas, mes amis ?

— Je vous obéirai en tout, monsieur Cyrus, dit Harbert, qui saisit la main de l'ingénieur.

— Mon maître, toujours et partout ! s'écria Nab.

— Quant à moi, dit le marin, que je perde mon nom si je boude à la besogne, et si vous le voulez bien, monsieur Smith, nous ferons de cette île une petite Amérique ! Nous y bâtirons des villes, nous y établirons des chemins de fer, nous y installerons des télégraphes, et un beau jour, quand elle sera bien transformée, bien aménagée, bien civilisée, nous irons l'offrir au gouvernement de l'Union ! Seulement, je demande une chose.

— Laquelle ? répondit le reporter.

— C'est de ne plus nous considérer comme des naufragés, mais bien comme des colons qui sont venus ici pour coloniser ! »

Cyrus Smith ne put s'empêcher de sourire, et la motion du marin fut adoptée. Puis, il remercia ses compagnons, et ajouta qu'il comptait sur leur énergie et sur l'aide du Ciel.

« Eh bien ! en route pour les Cheminées ! s'écria Pencroff.

— Un instant, mes amis, répondit l'ingénieur, il me paraît bon de donner un nom à cette île, ainsi qu'aux caps, aux promontoires, aux cours d'eau que nous avons sous les yeux.

— Très-bon, dit le reporter. Cela simplifiera à l'avenir les instructions que nous pourrons avoir à donner ou à suivre.

— En effet, reprit le marin, c'est déjà quelque chose de pouvoir dire où l'on va et d'où l'on vient. Au moins, on a l'air d'être quelque part.

— Les Cheminées, par exemple, dit Harbert.

— Juste ! répondit Pencroff. Ce nom-là, c'était déjà plus commode, et cela m'est venu tout seul. Garderons-nous à notre premier campement ce nom de Cheminées, monsieur Cyrus ?

— Oui, Pencroff, puisque vous l'avez baptisé ainsi.

— Bon, quant aux autres, ce sera facile, reprit le marin, qui était en verve. Donnons-leur des noms comme faisaient les Robinsons dont Harbert m'a lu plus d'une fois l'histoire : la « baie Providence », la « pointe des Cachalots », le « cap de l'Espoir trompé » !…

— Ou plutôt les noms de M. Smith, répondit Harbert, de M. Spilett, de Nab !…

— Mon nom ! s'écria Nab, en montrant ses dents étincelantes de blancheur.

— Pourquoi pas ? répliqua Pencroff. Le « port Nab », cela ferait très-bien ! Et le « cap Gédéon… »

— Je préférerais des noms empruntés à notre pays, répondit le reporter, et qui nous rappelleraient l'Amérique.

— Oui, pour les principaux, dit alors Cyrus Smith, pour ceux des baies ou des mers, je l'admets volontiers. Que nous donnions à cette vaste baie de l'est le nom de baie de l'Union, par exemple, à cette large échancrure du sud, celui de baie Washington, au mont qui nous porte en ce moment, celui de mont Franklin, à ce lac qui s'étend sous nos regards, celui de lac Grant, rien de mieux, mes amis. Ces noms nous rappelleront notre pays et ceux des grands citoyens qui l'ont honoré ; mais pour les rivières, les golfes, les caps, les promontoires, que nous apercevons du haut de cette montagne, choisissons des dénominations que rappellent plutôt leur configuration particulière. Elles se graveront mieux dans notre esprit, et seront en même temps plus pratiques. La forme de l'île est assez étrange pour que nous ne soyons pas embarrassés d'imaginer des noms qui fassent figure. Quant aux cours d'eau que nous ne connaissons pas, aux diverses parties de la forêt que nous explorerons plus tard, aux criques qui seront découvertes dans la suite, nous les baptiserons à mesure qu'ils se présenteront à nous. Qu'en pensez-vous, mes amis ? »

La proposition de l'ingénieur fut unanimement admise par ses compagnons. L'île était là sous leurs yeux comme une carte déployée, et il n'y avait qu'un nom à mettre à tous ses angles rentrants ou sortants, comme à tous ses reliefs. Gédéon Spilett les inscrirait à mesure, et la nomenclature géographique de l'île serait définitivement adoptée.

Tout d'abord, on nomma baie de l'Union, baie Washington et mont Franklin, les deux baies et la montagne, ainsi que l'avait fait l'ingénieur.

« Maintenant, dit le reporter, à cette presqu'île qui se projette au sud-ouest de l'île, je proposerai de donner le nom de presqu'île Serpentine, et celui de promontoire du Reptile (Reptile-end) à la queue recourbée qui la termine, car c'est véritablement une queue de reptile.

— Adopté, dit l'ingénieur.
— A présent, dit Harbert, cette autre extrémité de l'île, ce golfe qui ressemble si singulièrement à une mâchoire ouverte, appelons-le golfe du Requin (Shark-gulf).

— Bien trouvé ! s'écria Pencroff, et nous compléterons l'image en nommant cap Mandibule (Mandible-cape) les deux parties de la mâchoire.

— Mais il y a deux caps, fit observer le reporter.

— Eh bien ! répondit Pencroff, nous aurons le cap Mandibule-Nord et le cap Mandibule-Sud.

— Ils sont inscrits, répondit Gédéon Spilett.

— Reste à nommer la pointe à l'extrémité sud-est de l'île, dit Pencroff.

— C'est-à-dire l'extrémité de la baie de l'Union ? répondit Harbert.

— Cap de la Griffe (Claw-cape), » s'écria aussitôt Nab, qui voulait aussi, lui, être parrain d'un morceau quelconque de son domaine.

Et, en vérité, Nab avait trouvé une dénomination excellente, car ce cap représentait bien la puissante griffe de l'animal fantastique que figurait cette île si singulièrement dessinée.

Pencroff était enchanté de la tournure que prenaient les choses, et les imaginations, un peu surexcitées, eurent bientôt donné :

À la rivière qui fournissait l'eau potable aux colons, et près de laquelle le ballon les avait jetés, le nom de la Mercy, — un véritable remerciement à la Providence ;

À l'îlot sur lequel les naufragés avaient pris pied tout d'abord, le nom de l'îlot du Salut (Safety-island) ;

Au plateau qui couronnait la haute muraille de granit, au-dessus des Cheminées, et d'où le regard pouvait embrasser toute la vaste baie, le nom de plateau de Grande-vue ;

Enfin à tout ce massif d'impénétrables bois qui couvraient la presqu'île Serpentine, le nom de forêts du Far-West.

La nomenclature des parties visibles et connues de l'île était ainsi terminée, et, plus tard, on la compléterait au fur et à mesure des nouvelles découvertes.

Quant à l'orientation de l'île, l'ingénieur l'avait déterminée approximativement par la hauteur et la position du soleil, ce qui mettait à l'est la baie de l'Union et tout le plateau de Grande-Vue. Mais le lendemain, en prenant l'heure exacte du lever et du coucher du soleil, et en relevant sa position au demi-temps écoulé entre ce lever et ce coucher, il comptait fixer exactement le nord de l'île, car, par suite de sa situation dans l'hémisphère austral, le soleil, au moment précis de sa culmination, passait au nord, et non pas au midi, comme, en son mouvement apparent, il semble le faire pour les lieux situés dans l'hémisphère boréal.

Tout était donc terminé, et les colons n'avaient plus qu'à redescendre le mont Franklin pour revenir aux Cheminées, lorsque Pencroff de s'écrier :

« Eh bien ! nous sommes de fameux étourdis !

— Pourquoi cela ? demanda Gédéon Spilett, qui avait fermé son carnet, et se levait pour partir.

— Et notre île ? Comment ! Nous avons oublié de la baptiser ? »

Harbert allait proposer de lui donner le nom de l'ingénieur, et tous ses compagnons y eussent applaudi, quand Cyrus Smith dit simplement :

« Appelons-la du nom d'un grand citoyen, mes amis, de celui qui lutte maintenant pour défendre l'unité de la république américaine ! Appelons-la l'île Lincoln ! »

Trois hurrahs furent la réponse faite à la proposition de l'ingénieur.

Et ce soir-là, avant de s'endormir, les nouveaux colons causèrent de leur pays absent ; ils parlèrent de cette terrible guerre qui l'ensanglantait ; ils ne pouvaient douter que le Sud ne fût bientôt réduit, et que la cause du Nord, la cause de la justice, ne triomphât, grâce à Grant, grâce à Lincoln !

Or, ceci se passait le 30 mars 1865, et ils ne savaient guère que, seize jours après, un crime effroyable serait commis à Washington, et que, le vendredi saint, Abraham Lincoln tomberait sous la balle d'un fanatique.





Jules Verne
L'Île mystérieuse
Première partie : Les naufragés de l'air - Chapitre 12


Le règlement des montres. — Pencroff est satisfait. — Une fumée suspecte. — Le cours du Creek-Rouge. — La flore de l'île Lincoln. — La faune. — Les faisans de montagne. — La poursuite des kangourous. — L'agouti. — Le lac Grant. — Retour aux Cheminées.




Les colons de l'île Lincoln jetèrent un dernier regard autour d'eux, ils firent le tour du cratère par son étroite arête, et, une demi-heure après, ils étaient redescendus sur le premier plateau, à leur campement de la nuit.

Pencroff pensa qu'il était l'heure de déjeuner, et, à ce propos, il fut question de régler les deux montres de Cyrus Smith et du reporter.

On sait que celle de Gédéon Spilett avait été respectée par l'eau de mer, puisque le reporter avait été jeté tout d'abord sur le sable, hors de l'atteinte des lames. C'était un instrument établi dans des conditions excellentes, un véritable chronomètre de poche, que Gédéon Spilett n'avait jamais oublié de remonter soigneusement chaque jour.
Quant à la montre de l'ingénieur, elle s'était nécessairement arrêtée pendant le temps que Cyrus Smith avait passé dans les dunes.

L'ingénieur la remonta donc, et, estimant approximativement par la hauteur du soleil qu'il devait être environ neuf heures du matin, il mit sa montre à cette heure.

Gédéon Spilett allait l'imiter, quand l'ingénieur, l'arrêtant de la main, lui dit :

« Non, mon cher Spilett, attendez. Vous avez conservé l'heure de Richmond, n'est-ce pas ?

— Oui, Cyrus.

— Par conséquent, votre montre est réglée sur le méridien de cette ville, méridien qui est à peu près celui de Washington ?

— Sans doute.

— Eh bien, conservez-la ainsi. Contentez-vous de la remonter très-exactement, mais ne touchez pas aux aiguilles. Cela pourra nous servir.

— A quoi bon ? » pensa le marin.

On mangea, et si bien, que la réserve de gibier et d'amandes fut totalement épuisée. Mais Pencroff ne fut nullement inquiet. On se réapprovisionnerait en route. Top, dont la portion avait été fort congrue, saurait bien trouver quelque nouveau gibier sous le couvert des taillis. En outre, le marin songeait à demander tout simplement à l'ingénieur de fabriquer de la poudre, un ou deux fusils de chasse, et il pensait que cela ne souffrirait aucune difficulté.

En quittant le plateau, Cyrus Smith proposa à ses compagnons de prendre un nouveau chemin pour revenir aux Cheminées. Il désirait reconnaître ce lac Grant si magnifiquement encadré dans sa bordure d'arbres. On suivit donc la crête de l'un des contreforts, entre lesquels le creek? qui l'alimentait, prenait probablement sa source. En causant, les colons n'employaient plus déjà que les noms propres qu'ils venaient de choisir, et cela facilitait singulièrement l'échange de leurs idées. Harbert et Pencroff — l'un jeune et l'autre un peu enfant — étaient enchantés, et, tout en marchant, le marin disait :

« Hein ! Harbert ! comme cela va ! Pas possible de nous perdre, mon garçon, puisque, soit que nous suivions la route du lac Grant, soit que nous rejoignions la Mercy à travers les bois du Far-West, nous arriverons nécessairement au plateau de Grande-Vue, et, par conséquent, à la baie de l'Union ! »
Il avait été convenu que, sans former une troupe compacte, les colons ne s'écarteraient pas trop les uns des autres. Très-certainement, quelques animaux dangereux habitaient ces épaisses forêts de l'île, et il était prudent de se tenir sur ses gardes. Le plus généralement, Pencroff, Harbert et Nab marchaient en tête, précédés de Top, qui fouillait les moindres coins. Le reporter et l'ingénieur allaient de compagnie, Gédéon Spilett, prêt à noter tout incident, l'ingénieur, silencieux la plupart du temps, et ne s'écartant de sa route que pour ramasser, tantôt une chose, tantôt une autre, substance minérale ou végétale, qu'il mettait dans sa poche sans faire aucune réflexion.

« Que diable ramasse-t-il donc ainsi ? murmurait Pencroff. J'ai beau regarder, je ne vois rien qui vaille la peine de se baisser ! »

Vers dix heures, la petite troupe descendait les dernières rampes du mont Franklin. Le sol n'était encore semé que de buissons et de rares arbres. On marchait sur une terre jaunâtre et calcinée, formant une plaine longue d'un mille environ, qui précédait la lisière des bois. De gros quartiers de ce basalte qui, suivant les expériences de Bischof, a exigé, pour se refroidir, trois cent cinquante millions d'années, jonchaient la plaine, très-tourmentée par endroits. Cependant, il n'y avait pas trace des laves, qui s'étaient plus particulièrement épanchées par les pentes septentrionales.

Cyrus Smith croyait donc atteindre, sans incident, le cours du creek, qui, suivant lui, devait se dérouler sous les arbres, à la lisière de la plaine, quand il vit revenir précipitamment Harbert, tandis que Nab et le marin se dissimulaient derrière les roches.

« Qu'y a-t-il, mon garçon ? demanda Gédéon Spilett.

— Une fumée, répondit Harbert. Nous avons vu une fumée monter entre les roches, à cent pas de nous.

— Des hommes en cet endroit ? s'écria le reporter.

— évitons de nous montrer avant de savoir à qui nous avons affaire, répondit Cyrus Smith. Je redoute plutôt les indigènes, s'il y en a sur cette île, que je ne les désire. Où est Top ?

— Top est en avant.

— Et il n'aboie pas ?

— Non.

— C'est bizarre. Néanmoins, essayons de le rappeler. »

En quelques instants, l'ingénieur, Gédéon Spilett et Harbert avaient rejoint leurs deux compagnons, et, comme eux, ils s'effacèrent derrière des débris de basalte.

De là, ils aperçurent, très-visiblement, une fumée qui tourbillonnait en s'élevant dans l'air, fumée dont la couleur jaunâtre était très-caractérisée.

Top, rappelé par un léger sifflement de son maître, revint, et celui-ci, faisant signe à ses compagnons de l'attendre, se glissa entre les roches.

Les colons, immobiles, attendaient avec une certaine anxiété le résultat de cette exploration, quand un appel de Cyrus Smith les fit accourir. Ils le rejoignirent aussitôt, et furent tout d'abord frappés de l'odeur désagréable qui imprégnait l'atmosphère.

Cette odeur, aisément reconnaissable, avait suffi à l'ingénieur pour deviner ce qu'était cette fumée qui, tout d'abord, avait dû l'inquiéter, et non sans raison.

« Ce feu, dit-il, ou plutôt cette fumée, c'est la nature seule qui en fait les frais. Il n'y a là qu'une source sulfureuse, qui nous permettra de traiter efficacement nos laryngites.

— Bon ! s'écria Pencroff. Quel malheur que je ne sois pas enrhumé ! »

Les colons se dirigèrent alors vers l'endroit d'où s'échappait la fumée. Là, ils virent une source sulfurée sodique, qui coulait assez abondamment entre les roches, et dont les eaux dégageaient une vive odeur d'acide sulfhydrique, après avoir absorbé l'oxygène de l'air.

Cyrus Smith, y trempant la main, trouva ces eaux onctueuses au toucher. Il les goûta, et reconnut que leur saveur était un peu douceâtre. Quant à leur température, il l'estima à quatre-vingt-quinze degrés Fahrenheit (35° centig. au-dessus de zéro). Et Harbert lui ayant demandé sur quoi il basait cette évaluation :

« Tout simplement, mon enfant, dit-il, parce que, en plongeant ma main dans cette eau, je n'ai éprouvé aucune sensation de froid ni de chaud. Donc, elle est à la même température que le corps humain, qui est environ de quatre-vingt-quinze degrés. »

Puis, la source sulfurée n'offrant aucune utilisation actuelle, les colons se dirigèrent vers l'épaisse lisière de la forêt, qui se développait à quelques centaines de pas.

Là, ainsi qu'on l'avait présumé, le ruisseau promenait ses eaux vives et limpides entre de hautes berges de terre rouge, dont la couleur décelait la présence de l'oxyde de fer. Cette couleur fit immédiatement donner à ce cours d'eau le nom de Creek-Rouge.

Ce n'était qu'un large ruisseau, profond et clair, formé des eaux de la montagne, qui, moitié rio, moitié torrent, ici coulant paisiblement sur le sable, là grondant sur des têtes de roche ou se précipitant en cascade, courait ainsi vers le lac sur une longueur d'un mille et demi et une largeur variable de trente à quarante pieds. Ses eaux étaient douces, ce qui devait faire supposer que celles du lac l'étaient aussi. Circonstance heureuse, pour le cas où l'on trouverait sur ses bords une demeure plus convenable que les Cheminées.

Quant aux arbres qui, quelques centaines de pieds en aval, ombrageaient les rives du creek, ils appartenaient pour la plupart aux espèces qui abondent dans la zone modérée de l'Australie ou de la Tasmanie, et non plus à celles de ces conifères qui hérissaient la portion de l'île déjà explorée à quelques milles du plateau de Grande-Vue. À cette époque de l'année, au commencement de ce mois d'avril, qui représente dans cet hémisphère le mois d'octobre, c'est-à-dire au début de l'automne, le feuillage ne leur manquait pas encore. C'étaient plus particulièrement des casuarinas et des eucalyptus, dont quelques-uns devaient fournir au printemps prochain une manne sucrée tout à fait analogue à la manne d'Orient. Des bouquets de cèdres australiens s'élevaient aussi dans les clairières, revêtues de ce haut gazon que l'on appelle « tussac » dans la Nouvelle-Hollande ; mais le cocotier, si abondant sur les archipels du Pacifique, semblait manquer à l'île, dont la latitude était sans doute trop basse.

« Quel malheur ! dit Harbert, un arbre si utile et qui a de si belles noix ! »

Quant aux oiseaux, ils pullulaient entre ces ramures un peu maigres des eucalyptus et des casuarinas, qui ne gênaient pas le déploiement de leurs ailes. Kakatoès noirs, blancs ou gris, perroquets et perruches, au plumage nuancé de toutes les couleurs, « rois », d'un vert éclatant et couronnés de rouge, loris bleus, « blues-mountains », semblaient ne se laisser voir qu'à travers un prisme, et voletaient au milieu d'un caquetage assourdissant.

Tout à coup, un bizarre concert de voix discordantes retentit au milieu d'un fourré. Les colons entendirent successivement le chant des oiseaux, le cri des quadrupèdes, et une sorte de clapement qu'ils auraient pu croire échappé aux lèvres d'un indigène. Nab et Harbert s'étaient élancés vers ce buisson, oubliant les principes de la prudence la plus élémentaire. Très-heureusement, il n'y avait là ni fauve redoutable, ni indigène dangereux, mais tout simplement une demi-douzaine de ces oiseaux moqueurs et chanteurs, que l'on reconnut être des « faisans de montagne ». Quelques coups de bâton, adroitement portés, terminèrent la scène d'imitation, ce qui procura un excellent gibier pour le dîner du soir.

Harbert signala aussi de magnifiques pigeons, aux ailes bronzées, les uns surmontés d'une crête superbe, les autres drapés de vert, comme leurs congénères de Port-Macquarie ; mais il fut impossible de les atteindre, non plus que des corbeaux et des pies, qui s'enfuyaient par bandes. Un coup de fusil à petit plomb eût fait une hécatombe de ces volatiles, mais les chasseurs en étaient encore réduits, comme armes de jet, à la pierre, comme armes de hast, au bâton, et ces engins primitifs ne laissaient pas d'être très-insuffisants.

Leur insuffisance fut démontrée plus clairement encore, quand une troupe de quadrupèdes, sautillant, bondissant, faisant des sauts de trente pieds, véritables mammifères volants, s'enfuirent par-dessus les fourrés, si prestement et à de telles hauteurs, qu'on aurait pu croire qu'ils passaient d'un arbre à l'autre, comme des écureuils.

« Des kangourous ! s'écria Harbert.

— Et cela se mange ? répliqua Pencroff.

— Préparé à l'étuvée, répondit le reporter, cela vaut la meilleure venaison !… »

Gédéon Spilett n'avait pas achevé cette phrase excitante, que le marin, suivi de Nab et d'Harbert, s'était lancé sur les traces des kangourous. Cyrus Smith les rappela, vainement. Mais ce devait être vainement aussi que les chasseurs allaient poursuivre ce gibier élastique, qui rebondissait comme une balle. Après cinq minutes de course, ils étaient essoufflés, et la bande disparaissait dans le taillis. Top n'avait pas eu plus de succès que ses maîtres.

« Monsieur Cyrus, dit Pencroff, lorsque l'ingénieur et le reporter l'eurent rejoint, monsieur Cyrus, vous voyez bien qu'il est indispensable de fabriquer des fusils. Est-ce que cela sera possible ?

— Peut-être, répondit l'ingénieur, mais nous commencerons d'abord par fabriquer des arcs et des flèches, et je ne doute pas que vous ne deveniez aussi adroits à les manier que des chasseurs australiens.

— Des flèches, des arcs ! dit Pencroff avec une moue dédaigneuse. C'est bon pour des enfants !

— Ne faites pas le fier, ami Pencroff, répondit le reporter. Les arcs et les flèches ont suffi, pendant des siècles, à ensanglanter le monde. La poudre n'est que d'hier, et la guerre est aussi vieille que la race humaine, — malheureusement !

— C'est ma foi vrai, monsieur Spilett, répliqua le marin, et je parle toujours trop vite. Faut m'excuser ! »

Cependant, Harbert, tout à sa science favorite, l'histoire naturelle, fit un retour sur les kangourous, en disant :

« Du reste, nous avons eu affaire là à l'espèce la plus difficile à prendre. C'étaient des géants à longue fourrure grise ; mais, si je ne me trompe, il existe des kangourous noirs et rouges, des kangourous de rochers, des kangourous-rats, dont il est plus aisé de s'emparer. On en compte une douzaine d'espèces…

— Harbert, répliqua sentencieusement le marin, il n'y a pour moi qu'une seule espèce de kangourou, le « kangourou à la broche », et c'est précisément celle qui nous manquera ce soir ! »

On ne put s'empêcher de rire en entendant la nouvelle classification de maître Pencroff. Le brave marin ne cacha point son regret d'en être réduit pour dîner aux faisans-chanteurs ; mais la fortune devait se montrer encore une fois complaisante pour lui.

En effet, Top, qui sentait bien que son intérêt était en jeu, allait et furetait partout avec un instinct doublé d'un appétit féroce. Il était même probable que si quelque pièce de gibier lui tombait sous la dent, il n'en resterait guère aux chasseurs, et que Top chassait alors pour son propre compte ; mais Nab le surveillait, et il fit bien.

Vers trois heures, le chien disparut dans les broussailles, et de sourds grognements indiquèrent bientôt qu'il était aux prises avec quelque animal.

Nab s'élança, et, effectivement, il aperçut Top dévorant avec avidité un quadrupède, et que, dix secondes plus tard, il eût été impossible de reconnaître dans l'estomac de Top. Mais, très-heureusement, le chien était tombé sur une nichée ; il avait fait coup triple, et deux autres rongeurs – les animaux en question appartenaient à cet ordre – gisaient étranglés sur le sol.
Nab reparut donc triomphalement, tenant de chaque main un de ces rongeurs, dont la taille dépassait celle d'un lièvre. Leur pelage jaune était mélangé de taches verdâtres, et leur queue n'existait qu'à l'état rudimentaire.

Des citoyens de l'Union ne pouvaient hésiter à donner à ces rongeurs le nom qui leur convenait. C'étaient des « maras », sorte d'agoutis, un peu plus grands que leurs congénères des contrées tropicales, véritables lapins d'Amérique, aux longues oreilles, aux mâchoires armées sur chaque côté de cinq molaires, ce qui les distingue précisément des agoutis.

« Hurrah ! s'écria Pencroff. Le rôti est arrivé ! Et, maintenant, nous pouvons rentrer à la maison ! »

La marche, un instant interrompue, fut reprise. Le Creek-Rouge roulait toujours ses eaux limpides sous la voûte des casuarinas, des banksias et des gommiers gigantesques. Des liliacées superbes s'élevaient jusqu'à une hauteur de vingt pieds. D'autres espèces arborescentes, inconnues au jeune naturaliste, se penchaient sur le ruisseau, que l'on entendait murmurer sous ces berceaux de verdure.

Cependant, le cours d'eau s'élargissait sensiblement, et Cyrus Smith était porté à croire qu'il aurait bientôt atteint son embouchure. En effet, au sortir d'un épais massif de beaux arbres, elle apparut tout à coup.

Les explorateurs étaient arrivés sur la rive occidentale du lac Grant. L'endroit valait la peine d'être regardé. Cette étendue d'eau, d'une circonférence de sept milles environ et d'une superficie de deux cent cinquante acres, reposait dans une bordure d'arbres variés. Vers l'est, à travers un rideau de verdure pittoresquement relevé en certains endroits, apparaissait un étincelant horizon de mer. Au nord, le lac traçait une courbure légèrement concave, qui contrastait avec le dessin aigu de sa pointe inférieure. De nombreux oiseaux aquatiques fréquentaient les rives de ce petit Ontario, dont les « mille îles » de son homonyme américain étaient représentées par un rocher qui émergeait de sa surface, à quelques centaines de pieds de la rive méridionale. Là, vivaient en commun plusieurs couples de martins-pêcheurs, perchés sur quelque pierre, graves, immobiles, guettant les poissons au passage, puis, s'élançant, plongeant en faisant entendre un cri aigu, et reparaissant, la proie au bec. Ailleurs, sur les rives et sur l'îlot, se pavanaient des canards sauvages, des pélicans, des poules d'eau, des becs-rouges, des philédons, munis d'une langue en forme de pinceau, et un ou deux échantillons de ces menures splendides, dont la queue se développe comme les montants gracieux d'une lyre.

Quant aux eaux du lac, elles étaient douces, limpides, un peu noires, et à certains bouillonnements, aux cercles concentriques qui s'entre-croisaient à leur surface, on ne pouvait douter qu'elles ne fussent très-poissonneuses.

« Il est vraiment beau ! ce lac, dit Gédéon Spilett. On vivrait sur ses bords !

— On y vivra ! » répondit Cyrus Smith.

Les colons, voulant alors revenir par le plus court aux Cheminées, descendirent jusqu'à l'angle formé au sud par la jonction des rives du lac. Ils se frayèrent, non sans peine, un chemin à travers ces fourrés et ces broussailles, que la main de l'homme n'avait jamais encore écartés, et ils se dirigèrent ainsi vers le littoral, de manière à arriver au nord du plateau de Grande-Vue. Deux milles furent franchis dans cette direction, puis, après le dernier rideau d'arbres, apparut le plateau, tapissé d'un épais gazon, et, au delà, la mer infinie.

Pour revenir aux cheminées, il suffisait de traverser obliquement le plateau sur un espace d'un mille et de redescendre jusqu'au coude formé par le premier détour de la Mercy. Mais l'ingénieur désirait reconnaître comment et par où s'échappait le trop-plein des eaux du lac, et l'exploration fut prolongée sous les arbres pendant un mille et demi vers le nord. Il était probable, en effet, qu'un déversoir existait quelque part, et sans doute à travers une coupée du granit. Ce lac n'était, en somme, qu'une immense vasque, qui s'était remplie peu à peu par le débit du creek, et il fallait bien que son trop-plein s'écoulât à la mer par quelque chute. S'il en était ainsi, l'ingénieur pensait qu'il serait peut-être possible d'utiliser cette chute et de lui emprunter sa force, actuellement perdue sans profit pour personne. On continua donc à suivre les rives du lac Grant, en remontant le plateau ; mais, après avoir fait encore un mille dans cette direction, Cyrus Smith n'avait pu découvrir le déversoir, qui devait exister cependant.

Il était quatre heures et demie alors. Les préparatifs du dîner exigeaient que les colons rentrassent à leur demeure. La petite troupe revint donc sur ses pas, et, par la rive gauche de la Mercy, Cyrus Smith et ses compagnons arrivèrent aux Cheminées.

Là, le feu fut allumé, et Nab et Pencroff, auxquels étaient naturellement dévolues les fonctions de cuisiniers, l'un en sa qualité de nègre, l'autre en sa qualité de marin, préparèrent lestement des grillades d'agoutis, auxquelles on fit largement honneur.
Le repas terminé, au moment où chacun allait se livrer au sommeil, Cyrus Smith tira de sa poche de petits échantillons de minéraux d'espèces différentes, et se borna à dire :

« Mes amis, ceci est du minerai de fer, ceci une pyrite, ceci de l'argile, ceci de la chaux, ceci du charbon. Voilà ce que nous donne la nature, et voilà sa part dans le travail commun ! – à demain la nôtre ! »


Source: Wikisource

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