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MAURIN DES MAURES-CHAP29-32

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Illustration: Massif des Maures, Var, France - Civodule
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Texte ou Biographie de l'auteur

Maurin des Maures
Jean Aicard
1908


CHAPITRE XXIX. Comment Pastouré, ayant tiré un lapin sans le rouler, rendit Dieu en personne responsable de sa maladresse.

Les gendarmes préférèrent ne pas faire de rapport sur leur mésaventure, et ils se consolèrent avec les éloges qu'ils reçurent pour avoir capturé, à eux tout seuls, deux malfaiteurs dangereux. Quant à la population, elle ne réclama aucune récompense officielle pour Maurin à qui elle donnait elle-même estime et gloire. Qu'avait-il besoin d'autre chose ?

Et puis, chacun pensait au fond qu'il valait mieux peut-être garder le silence sur toute cette affaire. Cependant, par les soins du préfet, le parquet et le commandant de gendarmerie apprirent que les nommés Maurin et Pastouré dit Parlo-soulet avaient réalisé à eux seuls la capture désirée ; mais ce rapport fut fait seulement lorsqu'on eut appris la discrétion intéressée des gendarmes sur la plaisanterie dont, pour la seconde fois, ils avaient été victimes. Et Sandri fut blâmé ! Tout cela fut très habilement conduit par le préfet, renseigné par M. Cabissol, renseigné lui-même par M. Rinal, chez qui Maurin avait envoyé Pastouré « au rapport ».

Restait toujours le mandat d'amener décerné contre Maurin (affaire Grondard), et dont furent informés enfin M. Rinal et M. Cabissol.

Il fut convenu que M. Rinal irait en personne voir le procureur de la République.

Il y alla, et parla de Maurin en termes tels, il plaida si bien sa cause, que le procureur impérial de la République du roi (comme il l'appelait plaisamment pour signifier que les errements des hommes de loi n'avaient pas changé depuis le Premier Empire) lui promit un supplément d'enquête et lui assura que, en attendant, on suspendrait.

De quoi Alessandri fut averti, et fut très marri jusqu'au beau jour de la Saint-Martin où de nouveau Maurin attira sur lui, grâce à une imprudence du sage Parlo-soulet, le regard sévère de la magistrature.

La Saint-Martin est fêtée annuellement dans les Maures par la petite bourgade du Plan-de-la-Tour, située dans un creux de vallée à quatre ou cinq kilomètres de Sainte-Maxime et de la mer. Saint Martin est le patron des Plantouriens. Cette année-là les hasards de la chasse entraînèrent Maurin et Pastouré entre Sainte-Maxime et le Plan-de-la-tour, la veille même de la Saint-Martin.

On avait signalé par-là un fort passage de bécasses, et Pastouré et Maurin s'étaient séparés pour battre plus de pays.

Maurin avait tué trois ou quatre bécasses que son brave griffon lui avait joyeusement rapportées, et il se rapprochait du lieu où il devait retrouver son compagnon Pastouré pour gagner avec lui le Plan-de-la-tour. Là, ils devaient déjeuner chez l'aubergiste Jouve, un homme pour qui Maurin avait la plus grande estime et la plus grande affection. L'endroit du rendez-vous était au sommet d'une colline, dans une mussugue au milieu de laquelle s'élevaient quelques pins espacés. Sur le profil de cette colline, Maurin aperçut tout à coup la silhouette gesticulante du silencieux Pastouré. Pastouré, n'ayant pas rencontré de bécasses, cherchait un lapin.

Dans cette région, la chasse se fait d'une façon toute particulière.

On les fait chercher par les chiens dans la mussugue. La « mussugue » est un champ de cistes. Dans ces champs de cistes, les pas des chasseurs, parfois la faucille ont tracé d'étroits sentiers. Les chiens courants sont lancés. C'est au moment où le lapin sort de la mussugue et suit ou traverse un sentier, qu'on le tire.

Mais la mussugue drue et qui vous monte à la hauteur du genou empêche de surveiller ces sentes étroites. Et c'est pourquoi les pins qui ça et là se dressent dans les champs de cistes sont respectés religieusement et leurs branches taillées de manière à former de courts et commodes échelons pareils à ceux des perchoirs à perroquets. Quand le chien « bourre », le chasseur s'élance sur le perchoir le plus proche avec une singulière agilité entretenue par l'habitude, et du haut de l'arbre, à cheval sur une forte branche épaisse et coupée court, il fusille le lapin aussitôt mort qu'entrevu.

Tout cela se fait en un clin d'œil.

Bien qu'il fût accoutumé aux façons de Pastouré, Maurin, ce jour-là, délivré de ses grands soucis personnels, se prit à regarder son ami avec un intérêt tout nouveau. Selon sa manie, Pastouré, se croyant bien seul, était en train de monologuer en gesticulant comme un sémaphore.

Cette fois Pastouré, que Maurin n'entendait pas, disait en appuyant d'un geste chacune de ses paroles :

« Pas une bécasse ! pas une !… Si j'en avais vu au moins une ! une ! »

Et il élevait un doigt en l'air.

« Si c'est possible, bouan Dioù ! »

Et, le fusil en bretelle, il secouait ses deux mains jointes.

« C'est vrai qu'il n'a pas assez plu. »

Ici, renonçant à trouver un geste concordant à ses paroles, il jetait un regard vers le ciel d'où tombe quelquefois la pluie :

« Avoir couru tant de terrain ! »

Et Pastouré étendait le bras, se désignant à lui-même tout le terrain qu'il venait de battre.

« Et pas une plume dans le sac ! »

Il frappait sur son carnier.

« Pas une au chapeau ! »

Il ôta son chapeau, le considéra tristement et le remit sur sa tête qu'il secoua d'un air humilié :

« Attention ! que mon chien guette ! sa queue me le dit. »

Et, le bras étendu, il imitait, de son index vertical et vibrant, le mouvement de la queue et toutes les émotions de son chien.

Tout à coup l'index de Pastouré se fit presque horizontal, comme l'était en ce moment la queue de son fidèle Pan-pan. Son chien, un nouveau, s'appelait Pan-pan, ou Coup double. Tous deux, chien et chasseur, étaient à l'arrêt.

« Bourre ! » cria Pastouré qui négligea de monter sur un arbre.

Le chien bondit. Le lapin déboula avec la violence d'un projectile qui sort du canon et, quittant la mussugue et enfilant un sentier, demeura un moment bien visible pour Pastouré… qui tira ! Le lapin redoubla de vitesse. Manqué !… Pastouré fut si étonné qu'il en oublia de le doubler.

Il regardait avec stupeur le petit derrière blanc si pareil à une cible, sous la courte queue en point d'exclamation, drôle et moqueuse.

« Manquer un lapin ainsi ! Le manquer ainsi ! »

Pastouré sentit sa poitrine se gonfler de rage.

Il n'est pas rare qu'en pareil cas un chasseur vraiment provençal brise son arme contre un rocher. En tout cas il agite toujours à voix haute la question de la punir en la fracassant :

« Je le romprai… quelque jour… ce manche à balai !… je ne sais ce qui me tient de le casser contre la roque ! »

Telle ne fut pas cette fois l'idée de Pastouré. Son fusil n'était pas le coupable, car il était aussi sûr de l'excellence de son arme que de sa propre adresse :

« L'avoir manqué si beau, si c'est Dieu possible ! Non ! Non ! ce n'est pas possible ! »

Cela tenait donc du sortilège ! Ni le fusil, ni le chasseur n'y étaient pour rien. Une volonté supérieure à toute volonté humaine avait détourné le coup.

« Eri dré ! J'étais droit ! cria Pastouré.

« Ô couquin dé Dioù ! brigand dé Dioù ! »

Ce blasphème à peine lancé dans l'air retentissant fut pour lui une suggestion subite.

D'instinct, il venait d'accuser Dieu… il réfléchit et se dit tout à coup qu'il avait bien raison ! Dieu seul était le coupable, Dieu seul ! Pastouré alors montra au ciel c'est-à-dire à Dieu en personne, son poing fermé qui était formidable.

Et sur le vaste azur, nuageux par places, Pastouré vit ce poing, son propre poing, et à le voir il conçut de sa force une conscience nouvelle.

Il était de taille, ce poing, à lui faire rendre justice en toute occasion ! Non, non ! il ne craignait rien, lui, Pastouré, avec ce poing-là ! rien, ni diable ni Dieu !

L'invisible puissance qui réside dans le ciel et occupe ses loisirs à détourner les foudres humaines du râble des lapins apparut alors aux yeux de Pastouré. Il crut la voir ricaner là-haut entre deux blanches nuées. Et il répéta, toujours plus menaçant : Ô voleur dé Dioù ! De m'avoir fait manquer ce coup-là, mendiant dé Dioù ! brigand dé Dioù ! »

Ces injures proférées par sa bouche, Pastouré les entendait avec ses oreilles : la vue de son poing toujours tendu vers le zénith l'excitait toujours davantage. Et tous ces signes sensibles de sa colère lui rendaient de plus en plus irritant le silence de la puissance hostile qui ne daignait même pas lui répondre !

Elle continuait à se moquer de lui.

Ça ne pouvait pas se passer comme ça… Le vertige de l'indignation l'emporta… Pastouré, arrivé au paroxysme de la rage, bondit subitement sur un pin qu'il escalada, prompt comme un écureuil, avec l'audace d'un Titan à l'assaut de l'Olympe, et, du haut de son arbre, son fusil au poing, Pastouré le silencieux, l'inimitable Parlo-soulet, cria vers Dieu :

« Il me reste un coup, brigand ! Descends un peu si tu l'oses ! Que tu le vois, j'ai fait la moitié du chemin ! »

Rien ne se montra. Dieu évidemment n'osait pas, et Pastouré, par bravade finale, visant le ciel où se cache la puissance suprême, tira son coup de fusil aux nuées !

Maurin riait à en mourir. Et le soir à l'auberge, devant Pastouré redevenu silencieux, le roi des Maures racontait la chose à son ami l'aubergiste.

Il n'y voyait, lui Maurin, comme Pastouré, que la mise en action bien naturelle d'un mécontentement de chasseur… Mais un commis voyageur bien pensant, qui dînait à une table voisine, jugea bon de se scandaliser et il alla, son repas achevé, conter ce sacrilège à de vieilles dévotes, ses clientes, marchandes de denrées coloniales. Grâce à ces ragots, le lendemain, jour de la Saint-Martin, les deux amis Maurin et Pastouré furent regardés de travers par tous les bien-pensants du Plan-de-la-tour. Il y a vraiment des gens qui ne comprennent rien de rien !



Chapitre XXX. Comment les fêtes publiques des Plantouriens furent troublées, le beau jour de la Saint-Martin, et comment un heureux miracle termina cette lamentable aventure.

L'aubergiste Jouve, cuisinier hors ligne, est très estimé dans le pays pour l'indépendance de son caractère. Ce maître d'hôtel extraordinaire et bien provençal ne donne à manger qu'aux voyageurs qui lui plaisent. Si vous n'êtes pas sympathique à Jouve, rien à faire ; pour or ni pour argent vous n'obtiendrez rien. D'un bout des Maures à l'autre, on raconte volontiers qu'un Monsieur le Préfet étant venu, un jour, chez Jouve, demander à dîner pour lui, sa femme et la femme d'un invité.

Jouve lui dit froidement :

« Fallait me prévenir ; je ne peux pas.

– Il n'y a pas de je ne peux pas. Il faut. Faites ça pour moi. Je suis le préfet.

– Je le sais bien, dit Jouve. Il y a une heure qu'on vous appelle comme ça devant moi ; mais quand vous seriez le pape, je ne peux pas.

– Pourquoi ?

– Parce que.

– Mais enfin ? »

– D'abord, tenez, si vous voulez que je vous le dise… »

Il regarda avec un dédain non équivoque les toilettes parisiennes, robes, chapeaux et manteaux des deux très honnêtes femmes qui attendaient sa réponse – et, leur mise le trompant sur la qualité des deux dames :

« Je ne reçois pas de cocottes ! »

La gaieté qui accueillit ces paroles ne fit que l'agacer. On eut beau se répandre en explications : il n'en voulut pas démordre :

« Quand on est pimparées comme ça, il ne faut pas s'étonner d'être prises pour des cocottes. »

Tel est l'homme ; tel est le pays.

Jouve aimait Maurin et Pastouré ; il les défendit ; mais ce fut en vain qu'il essaya de mettre les choses au point, – de ramener à son sens raisonnable l'action extraordinaire de Pastouré… Les dévots y voulurent voir un sacrilège médité. Les autres en rirent d'autant plus, et l'histoire, volant de bouche en bouche, mit une rumeur dans tout le village sur le passage des deux chasseurs, quand ils quittèrent l'auberge pour assister à la procession de Saint Martin.

« Sant Martin ! Sant Martin arribo ! »

(Saint Martin arrive !)

Il arrivait en effet. C'était, sur son haut piédestal, un saint Martin de bois, équestre, et porté au moyen de deux grosses perches horizontales, sur les épaules de quatre hommes.

Vêtu en chevalier romain, le grand saint Martin s'apprêtait à couper en deux, de son geste immobile, avec son large glaive, son ample manteau bleu ; et un pauvre grelotteux, entre les jambes de son cheval, levait les mains vers la loque bienfaisante. Le manteau d'un bleu cru avait des franges d'or.

Et la foule suivait, jeunes garçons, vieillards, vieilles femmes et jeunes filles, en criant sur tous les tons :

« Sant Martin ! Sant Martin ! vivo sant Martin ! »

Tout le village escortait le saint, entouré de congréganistes en robes blanches, un cierge aux mains, et de quelques pénitents en cagoule.

Or, l'usage veut que lorsque le saint arrive devant l'église, M. le curé, vêtu de ses plus beaux ornements, se présente à sa rencontre sous le porche. Alors le saint s'arrête. Les cantiques éclatent. À ce moment précis, un pauvre de la commune, instruit à cet effet, – un pauvre pour de bon, chargé de représenter le mendiant de saint Martin, s'avance vers le prêtre et s'agenouille au seuil de l'église. Aussitôt le sacristain tend au curé un vêtement que le prêtre doit donner au pauvre de la part de saint Martin. Mais ce vêtement n'est jamais un manteau – (les manteaux, frangés d'or ou non, coûtant trop cher et n'étant guère à la mode) ; et, quel qu'il soit, veste ou gilet, il faut que le don en soit fortement légitimé, aux yeux de la foule, par l'attitude implorante et lamentable du pauvre.

Ce miséreux doit donc grelotter ! C'est son rôle dans la comédie, qu'il fasse chaud ou non. Il fait chaud souvent, dans ce pays-là, à cette époque, et l'on dit partout : l'été de la Saint-Martin.

Cependant la foule, toujours un peu cruelle et gouailleuse, ne permettrait pas que le vêtement fût donné au pauvre qui ne l'aurait pas mérité faute d'avoir grelotté, et fort visiblement. Et elle crie :

« Trémouaro ! (grelotte !) Tremble ! Frissonne ! »

Maurin et Pastouré n'avaient jamais, de leur sainte vie, assisté à cette cérémonie étrange. Ils regardaient avec surprise et non sans une colère naïve, cette comédie de la misère et de la charité, qui ne faisait grand honneur ni à la charité ni à la misère. Or, il se trouva, cette année-là, que le vêtement chargé de jouer le rôle du manteau légendaire était un pantalon.

Pauvre culotte de toile bleue, humble culotte à quarante sous ! Rien de piteux comme les deux jambes de cette culotte neuve et raide et d'un azur violent, au bout du bras de ce prêtre au dos chargé d'une étole d'apparat où resplendissait, en épais relief, un soleil d'or au-dessus d'une colombe elle-même rayonnante.

« Un sabre ! un sabre ! cria un plaisant. Coupez en deux le pantalon ! Donnez-lui-en rien que la moitié ! »

Le pauvre, pour mieux motiver le cadeau qu'on allait lui faire, n'avait pas eu à mettre sa moins bonne culotte, vu qu'il n'en possédait qu'une : celle qu'il portait, culotte d'Arlequin à pièces multicolores.

« Oh ! les sacrés animaux ! » s'exclama Pastouré.

La foule murmura :

« Qui est celui-là qui parle ? »

Une voix cria :

« C'est celui qui a tiré hier sur le bon Dieu ! »

Le pauvre ne grelottait pas.

« Grelotte ! dit, selon l'usage, le curé.

– Grelotte ! » répétait en riant la foule, qui oubliait Pastouré pour persécuter le pauvre.

Le pauvre, effaré, honteux de son rôle, gêné par tout ce vacarme fait autour de sa triste misère, disait à voix basse au curé :

« Eh ! je n'ai pas froid ! Donnez ou ne donnez pas, mais faites vite, pour l'amour du Bon Dieu !

– Grelotte ! » criait la foule.

N'osant pas désobéir à ce peuple, le curé ramena vers lui la culotte que déjà le misérable croyait tenir, et répétait, le naïf curé qui se conformait aux usages des ancêtres :

« Grelotte ! tremble ! grelotte ! grelotte, on te dit ! »

Maurin, qui se trouvait au premier rang des spectateurs, n'y put tenir ; il bondit sur la culotte, l'arracha aux mains du prêtre, et tout aussitôt, prenant le pauvre sous le bras, il le remit debout sur ses pieds en criant :

« Allons ! espèce d'âne, debout ! on ne demande jamais rien à genoux, apprends ça de Maurin !… Et vous, bonnes gens, vous n'avez pas crainte de la lui faire tant désirer, dites un peu ? N'a-t-il pas assez tremblé de froid pour de bon dans toute sa vie ? Faut-il encore lui faire faire la comédie de sa misère ? Vous riez là de ce qui fait pleurer ! N'avez-vous pas honte de faire mettre à genoux un homme, pour un présent de quatre sous, dites-moi ! Pour peu de chose, vous abaissez le chrétien et vous humiliez une créature. Tant les uns que les autres, dévots ou non, vous me feriez l'effet d'être des brutes, si vous ne me faisiez l'effet d'être des enfants qui jouent avec le malheur ! Voilà l'idée de Maurin… et je ne vous l'envoie pas dire ! Allons, toi, pauvre bougre, prends-la vitement et viens avec moi… qu'avec deux bécasses je te ferai faire une veste et une culotte pour tes dimanches !… »

Il fit mine de se retirer, mais se retournant tout à coup, il ajouta :

« Je ne sais pas ce qu'en pense votre saint Martin, mais, selon mon idée, vous ne devez pas lui plaire beaucoup !… Et ces gens-là, qui sont des travailleurs, se plaignent toujours des grands riches ! Ah ! ça sera du beau, quand vous serez des bourgeois ! Ça promet une jolie France ! »

Maurin avait débité ce discours au milieu de la stupeur de la foule amassée, qui lorsqu'il se tut, se disloqua en grand désordre, criant sus au sacrilège, à l'insulteur public !

« Qu'est-ce qui lui prend donc à ce Maurin ! un si brave homme, pechère ! Le soleil l'aura rendu fou ! »

Pastouré n'eut qu'un mot :

« C'est envoyé ! » fit-il.

Et il se tint aux côtés de Maurin, prêt à le défendre.

Les dévotes, bien entendu, étaient les plus animées.

Une cérémonie publique, permise par le maire, était troublée.

Les citoyens inoffensifs et le prêtre avaient été bafoués. Il fallait sévir, dresser contre Maurin un maître procès-verbal.

Le Roi des Maures ne trouva que peu de défenseurs, ayant attaqué tout le monde sans distinction, ce qui est d'une déplorable politique.

Le garde de la commune s'avança, escortant l'adjoint chargé de la police.

« Allons ! dit l'adjoint à Maurin, retirez-vous ! »

L'adjoint, républicain et libre penseur, se montrait clément.

« Arrêtez-le, ce Maurin ! cria une voix.

– Qu'on me touche ! » fit Maurin.

L'adjoint crut devoir faire l'important. La révolte d'un contribuable éveillait en lui le Napoléon endormi dans le cœur de tout citoyen français.

« Ne nous forcez pas à sévir, dit-il avec majesté ; vous troublez l'ordre public.

– Si c'est ça, l'ordre public, dit Maurin, alors vive la sociale ! »

Parlo-soulet, congestionné et devenu prolixe, haranguait la foule menaçante :

« Il est joli, votre saint Martin qui fait grelotter les pauvres ! Si ça a du bon sens ! Le vrai saint Martin les en empêchait !

– Allons, circulez ! » dit le garde.

– Je marche quand je veux, et quand je veux je m'arrête, comme le cheval de Secourgeon », dit Maurin.

Le garde, qui ne connaissait pas « ce courgeon » se crut insulté. Il porta la main sur Maurin. Mal lui en prit. Il reçut de Pastouré une bourrade qui l'envoya rouler, les quatre fers en l'air, entre les jambes des porteurs du saint ; l'un d'eux s'écroula. La statue de bois tomba de son haut contre terre, endommagée gravement, et le manteau se sépara en deux morceaux à peu près égaux, résultat que depuis tant d'années faisait attendre vainement le glaive de saint Martin.

Le désordre, dans la rue, devant l'église, était à son comble. On piaillait, on hurlait. Des hommes se chamaillaient ; des femmes se trouvaient mal et poussaient des cris suraigus. Les enfants pleuraient en s'accrochant à la jupe des mères protectrices. Le curé levait les bras au ciel. Le garde champêtre essayait de se remettre sur ses jambes en se frottant les côtes ; et, pendant ce temps, Maurin, suivi de Pastouré, gagnait les bois, non sans avoir dit au pauvre grelotteux qui, pour n'avoir pas assez vivement grelotté, était cause de tout ce bruit :

« Tiens, prends ces deux bécasses ; on les paie trois francs dix sous. Prends mes bécasses et fais-t-en faire la veste et la culotte que je t'ai promises, espèce d'âne ! »

Quand ils furent en plein bois :

« Je ne suis pas un homme des villes, dit Maurin. Toutes les fois que j'y vais, je le regrette… Il en faut pourtant des villes, par malheur !

– Il faut de tout pour faire un monde, répliqua le philosophique Parlo-soulet.

– Et, dit Maurin, sais-tu pourquoi ils sont tant dévots à saint Martin, dans ce pays ? La chose présentement me revient en mémoire.

– Et pourquoi est-ce ? questionna Pastouré.

– C'est par la raison qui fait qu'on renomme toujours un député quand on croit qu'il peut devenir ministre et servir, par conséquent, ses amis, une fois au pouvoir.

– Que me chantes-tu là ? » fit Pastouré.

– Oui, dit Maurin, ma grand-mère qui était dévote à saint Martin m'a dit souvent, quand j'étais petit :

« Le Bon Dieu se fait vieux, bien vieux, Maurin, tous les « jours plus vieux ; il ne tardera pas à prendre sa retraite… Eh « bien… c'est saint Martin qui doit le remplacer. »

– Il est certain, dit Pastouré, que le Bon Dieu doit être, à cette heure, au moins aussi vieux que Mathiou Salem ! »

Et de tout le jour il ne souffla plus mot.

Cependant, les Plantouriens avaient relevé leur saint. Quand ils s'aperçurent que la statue gisante sur le parvis de l'église n'était plus entière, il y eut d'abord un cri d'indignation. Mais on constata aussitôt que le manteau s'était partagé « au droit du fil du bois », nettement, proprement. Alors, une vieille femme cria :

« Miracle ! au moment où le saint tombait, son bras s'est abaissé, et de son sabre, en souriant, il a partagé son manteau exprès… Je l'ai vu !

– Miracle ! » cria la foule.

Et de la moitié du manteau de saint Martin, les riches de la commune se firent des reliques, qui, portées en scapulaire, ont la vertu de tenir chaud, ce qui économise les vêtements d'hiver.

Quand Maurin apprit cela :

« Et dire, s'écria-t-il, que c'est à moi qu'ils le doivent, et qu'ils n'ont pas fait déchirer leur procès-verbal ! »

Le soir du jour où se produisit le miracle, quand le commis voyageur bien pensant se présenta, à l'heure du dîner, chez l'aubergiste Jouve, il trouva sa valise et ses caisses d'échantillons sur le trottoir.

Sur le seuil, l'aubergiste qui l'attendait, lui dit d'un ton sévère :

« Je n'aime pas les traîtres. Je n'en reçois pas chez moi. Allez vous faire nourrir ailleurs.

– Mais il n'y a plus de courrier jusqu'à demain, et…

– Eh bien, dormez dans la rue. » Et Jouve lui ferma la porte au nez.



CHAPITRE XXXI. Comme quoi Maurin et Parlo-soulet doivent être comparés, par les gens qui s'y connaissent, aux plus grandes figures de l'histoire et de la légende, et où l'on se convaincra que M. Cabissol a pénétré tous les dessous de l'âme populaire, en lui entendant raconter Le bon conseil de maître Magaud, histoire à laquelle Maurin riposta par une autre non moins amusante : La chasse aux canards.

Maurin avait tort d'accuser d'ingratitude les Plantouriens. Le maire du Plan-de-la-tour était un esprit juste. Il parvint à calmer l'opinion publique, parce que, sans le dire trop haut, il trouvait assez raisonnable l'action de Maurin. Il temporisa, fit le sévère à haute voix, jura au garde qu'il saurait le faire respecter, assura à son adjoint que s'il s'était revêtu de ses insignes, Maurin se fût montré plus respectueux. Il rédigea de gros rapports menaçants, mais déclara qu'il les garderait pour les relire et les rendre plus terribles. Et finalement le Plan-de-la-tour, aujourd'hui, pense avec une gaieté spirituelle à cette mémorable matinée où deux païens qu'il approuve contraignirent saint Martin à se séparer enfin d'une moitié de son manteau.

Huit jours après l'aventure, on ne songeait plus à châtier le coupable. L'histoire était devenue simple matière à plaisanterie. Les plus dévots en riaient à pleine gorge. Ils taquinaient là-dessus le curé et le bedeau jusqu'à les emmalicer ; et quant au garde champêtre, il en conserva le surnom pittoresque de Cuoù l'embaro, qui signifiait que son derrière trop lourd l'entraînait jusqu'à le faire choir sans autre cause.

Les gamins du village l'appelaient ainsi du plus loin, en sorte que de ce Cuoù l'embaro sortit plus d'un proucé-barbaoù, mot qui, en langue d'amour ou langue provençale, signifie procès-verbal.

L'histoire de la culotte de saint Martin devint célèbre en moins de deux jours d'un bout à l'autre du massif des Maures, car la diligence de Cogolin l'avait emportée le lendemain toute chaude à Draguignan. Les gens de Figanières s'en étaient régalés dès le surlendemain, et, à Bormes, M. Cabissol disait à M. Rinal :

« Notre Maurin, cette fois, a dépassé Napoléon. Il se hausse à la taille d'un Don Quichotte, ce César du pur idéal. Jamais Napoléon ne déclara la guerre pour une cause vraiment humaine, comme l'a fait cette fois notre Maurin ; et, dans Cervantès, ni l'attaque des moulins à vent, ni celle de la chaîne des forçats, n'ont la beauté purement morale de cette aventure-ci. Seule l'égale celle des marionnettes. Notre pauvre Maurin est donc perdu : il combat décidément pour l'idéal ! C'est un philosophe chrétien. C'est peut-être un précurseur, mais il a tout l'air d'un attardé. Il a perdu de vue, faute sans doute d'y avoir jamais réfléchi, ce mot immortel du cardinal de Retz qui dit que la sagesse consiste à connaître « le vrai point des possibilités ».

– Comme vous grandissez votre héros ! dit M. Rinal. À ce compte, l'ineffable Pastouré, avec son coup de fusil à l'adresse du Bon Dieu, serait grand comme Prométhée en personne défiant l'Olympe du haut du Caucase !

– Et il n'est ni plus ni moins, dit M. Cabissol. Ce sont ici des géants comiques mais héroïques. Pastouré fusillant le ciel, c'est encore, si vous le voulez, M. de Voltaire conviant Dieu, s'il existe, à sécher son écritoire ! Mais ce qu'il y a de particulier en Pastouré, c'est, comme toujours, la race ; voilà ce qu'il faut admirer en lui. C'est cette puissante faculté, qui est un don de race, de mettre immédiatement en acte un simple juron, et de le rendre héroïque à la fois et badin, d'extérioriser et de voir, avec ses yeux de chair, ses idées devenues des êtres ! Cela est le propre du génie ! C'est cette faculté, si puissante chez Pastouré, qui fait les Shakespeare. Je m'explique maintenant pourquoi cet homme se tait devant le monde et pourquoi il parle en gesticulant dès qu'il est seul. C'est que, d'une façon peut-être confuse, il se comprend plus grand que le vulgaire ; il dédaigne de se faire discuter ; il est en lui-même et il se suffit, comme un dieu. Il ne veut pas être distrait de soi par les petites vues des petits esprits, et même il ne pense peut-être que lorsqu'il est seul, mais alors avec quelle intensité, vous le voyez ! Alors il produit, il crée et porte un monde. Il le parle et le gesticule. Ce n'est qu'étant seul qu'il a du génie. Le public le dérange. Il se passe de l'univers qu'il domine par la pensée, et qui n'en sait rien.

« … Voilà ce que c'est qu'un Pastouré. »

M. Rinal riait de tout son cœur.

« Convenez, mon cher Cabissol, que vous gonflez l'âne pour le faire voler, comme on le dit des gens de Gonfaron.

– Je ne vois ici ni âne, ni par conséquent gonflement d'âne, répliqua M. Cabissol ; j'enfle un peu l'expression, si vous voulez, mais en bon Méridional que je suis, et parce que j'ai toute confiance en l'intelligence de mon interlocuteur ; je veux l'amuser par l'excessif de mes phrases ; mais j'entends qu'il les mette au point, je lui fais l'honneur de compter sur lui, et en cela je parle selon le génie et en même temps selon la sottise idéaliste du Provençal. Les Provençaux ne devraient galéjer qu'entre eux. Le reste de l'univers ne les comprend pas.

– Je suis bon Provençal et je vous comprends, calmez-vous, mon cher Cabissol ; mais avouez qu'en parlant de Maurin et de Pastouré, que j'aime comme vous les aimez, vous les transfigurez un peu trop vite en héros infaillibles.

– Je dis, riposta M. Cabissol avec beaucoup de vivacité, et je soutiens que Maurin est un idéaliste, qu'il croit à la bonté de ses congénères les paysans, et qu'il se prépare ainsi des jours cruels.

– Eh ! je ne vous dis pas autre chose à vous-même, mon cher Cabissol ; vous voyez trop facilement en beau les êtres et les choses : je vous crois incapable d'accepter l'idée d'un petit défaut dans notre Maurin ou d'une tache au soleil. C'est un tort.

– C'est à moi que vous faites ce reproche ? Voyons, mon cher monsieur Rinal, écoutez-moi bien, je suis sûr que vous pensez comme moi : Maurin, à mes yeux, représente la partie spirituelle de notre pays, l'âme populaire de nos campagnes. Il marche en avant, c'est un guide. Pastouré, lourd et sentimental, le suit et le suivra partout et toujours. Et, à eux deux, avec leur gaucherie, leur suffisance et leurs insuffisances (on n'est pas parfait), ils nous sauveraient – ne fût-ce que par leur gaieté – de plus d'un chagrin national ! Donc, les individus nommés Maurin et Pastouré méritent d'exciter mon enthousiasme et le vôtre, d'autant plus que – j'en conviens –, chez beaucoup de nos paysans, la conscience est encore à l'état de nébuleuse…

– À la bonne heure ! dit M. Rinal, mais j'étais en droit de vous demander une explication… Ah !… voici Maurin. »

Maurin entra, serra les deux mains amies et s'assit modestement sur le bord d'une chaise.

« Au moment où vous êtes entré, mon brave Maurin, dit M. Cabissol, j'allais conter à M. Rinal une conversation que j'ai eue, l'autre matin, avec un paysan de ma connaissance, un nommé Magaud.

– Je ne le connais pas, dit Maurin.

– Nous vous écoutons », dit M. Rinal qui se renversa dans son fauteuil.

– Je commence, dit M. Cabissol. Cela pourrait s'intituler :

LE BON CONSEIL DE MAITRE MAGAUD

« Tout au bord de la route, maître Magaud, qui est un grand maigre, silencieusement bêchait, sous le soleil de midi.

« Sa chemise bleue, ouverte en triangle, laissait voir sa poitrine presque noire. Il soulevait par-dessus sa tête, d'un mouvement automatique, sa lourde pioche à deux dents, et, s'inclinant tout à coup, il la piquait à toute volée dans la terre dure, brusquement fendue.

– Je le vois, dit M. Rinal.

– Alors, poursuivit M. Cabissol, il saisissait par l'extrémité le manche de bois horizontal, il le tirait à lui de bas en haut, et la force du levier détachait un gros bloc dentelé de cette terre semblable à de la rocaille. Cette motte à peine rejetée derrière lui, Magaud recommençait son mouvement toujours pareil, avançant d'un pas tous les quarts d'heure.

« Magaud, depuis le jour levé, exécutait cette monotone manœuvre où, parfois, il mettait de la colère. « – Eh bien, lui dis-je passant par-là, ça se fait-il ? « – Elle se refuse, la gueuse !

« Elle, c'est la terre.

« – Alors, lui dis-je, c'est trop dur ?

« – Quand ce n'est pas trop dur, répondit-il, c'est trop mou, et ça ne vaut pas mieux. »

« Sur la route, un bruit de charrette arrivait, grincement de bois et de ferraille. Je regardai derrière nous. Au tournant, là-bas, un petit âne apparut d'abord, entre deux traits de corde, tout lâches.

– Pardi ! fit Maurin, un âne n'est pas une bête ; à moins d'être tout seul, il tire le moins qu'il peut. C'est un mauvais socialiste, comme nous le sommes tous ! »

M. Cabissol et M. Rinal échangèrent un regard d'intelligence ; et le premier, continuant son récit :

« Un gros cheval, entre les brancards, suivait l'âne d'un air indolent.

« La charrette vide revenait du marché de la ville. Au beau milieu, assis sur une chaise, le charretier, propre, l'air cossu, fumait une pipe neuve toute blanche.

« Quand la charrette passa près de nous :

« – Adieu, Latrinque » ! fit Magaud.

« – Adieu, Magaud » ! fit Latrinque.

« La charrette s'éloigna, nous cachant le petit âne et le cheval. Nous apercevions encore leurs jambes, par-dessous la charrette peinte en bleu, poudrée à blanc sur laquelle trônait Latrinque, sa pipe neuve aux dents, le regard flottant sur les vignes de tout le monde, dont il calculait le rapport.

– J'en connais, de ceux-là, interrompit Maurin, et plus d'un !

« Magaud jeta sa pioche sous l'ombre légère d'un olivier, avec un soupir de soulagement : « Ah ! fit-il, je vais maintenant dire deux mots à mon fiasque ! »

« Son carnier était pendu à une basse branche de l'olivier ; il le décrocha, en tira pain, fromage, un oignon, et enfin du sel dans un étui de roseau coiffé d'un bouchon de liège ; il posa à côté de lui son « fiasque », la bouteille plate revêtue de sparterie, et se mit en devoir de casser la croûte.

– Et il ne vous dit pas : « À votre service ? » s'écria Maurin indigné.

« – À votre service ! » fit Magaud se tournant vers moi, répliqua M. Cabissol en regardant Maurin. Il poursuivit :

« – Merci, Magaud, bon appétit », répondis-je.

« Et je restai debout à le regarder.

« Il mangeait, piquant du couteau les tranches du gros oignon, les frottant dans le sel épandu sur la couverture de cuir de son carnier, qu'il avait étalée à terre.

« Après un silence :

« – Ce Latrinque, fit-il tout à coup, en voilà un qui en a de la bonne chance ! »

« Il jeta la peau de l'oignon, piqua un morceau de fromage rouge, et se tut.

« J'attendais l'histoire.

« La bouche pleine, la joue enflée, Magaud reprit :

« – Vous n'avez pas vu comme il est fier, sur sa « çarette » (charrette) ? C'est qu'il en a, lui, des picaillons, et grâce à moi encore ! Sans moi, sans mon bon conseil à moi, – tel que vous me voyez – son père n'en aurait pas plus que moi, de l'argent ! »

« Ici, je jugeai que le narrateur avait besoin d'un peu d'encouragement.

« – Sans votre conseil, Magaud ? Et quel est-il ce conseil qui a rendu Latrinque riche ?

« – C'est à son père que je l'ai donné, dans un temps ; et voici l'affaire. Il y a bien vingt ans de ça. En ce temps-là, tout le monde connaissait dans le pays un vieil avaricieux qu'on appelait – je ne sais pourquoi – le Canonge.

« – Oui, le Chanoine.

« – Peut-être bien, je m'y perds dans vos mots français, je n'ai pas beaucoup d'école, je ne sais pas lire… Ce Canonge, donc, un ancien curé selon le dire des uns, un ancien soldat selon le dire des autres, était un homme qui venait, monsieur, on ne savait pas d'où. Seulement, il avait de la terre à la campagne et de l'argent dans les villes. Il était riche, riche… au moins à cent mille francs ! Mais c'était chien comme tout, et c'était dur au monde. Un pauvre qui est un pauvre n'avait jamais rien reçu du Canonge. Il poursuivait le fusil à la main, ceux qui seulement traversaient sa vigne. Si un chasseur, en passant, lui avait pris, ayant trop soif, un grain seulement d'une grappe de son raisin, il aurait pour sûr tiré dessus… Des hommes comme ça, il y en a, voyez-vous, plus que d'un ! Et la corde pour les pendre, voilà tout ce qu'ils se méritent. »

– Il y en a, il y en a comme ça, dit Maurin, mais il y en a beaucoup plus des autres.

« Magaud, reprit M. Cabissol, accola son fiasque et but longuement. Le liquide tombait dans sa gorge avec un grand bruit de source à l'ombre, qui était comique au milieu du grand silence de midi, en plein soleil.

« Il reprit :

« – On ne l'aimait pas, allez, dans le pays ; il était détesté des gens comme des bêtes, mais on avait peur de lui, et on le laissait tranquille, dans le fumier de sa maison où jamais n'entrait personne.

« Un jour, Latrinque, un travailleur de terre comme moi, le père de celui-là même qui vient de passer si fier sur sa çarette, arriva à la maison pour me parler et il me dit :

« – Magaud, je viens te demander conseil. »

« Je lui dis :

« – Parle. »

« Il me dit :

« – Écoute ! »

« Et voilà ce qu'il me conta :

« – Magaud, tu sais le Canonge ?

« – Oui.

« – Eh bien, il est entré chez moi ce matin et il m'a dit comme ça :

« – Latrinque, je me fais vieux et même beaucoup vieux ; j'ai de la terre, tu dois le savoir, et j'ai de l'argent. Eh bien, si tu le veux, tout est à toi. »

« – Alors, moi, je dis à Latrinque :

« – Que chantes-tu là ? tu radotes ! »

« – Latrinque me dit :

« – Attends un peu. Voici l'idée du Canonge. Le Canonge m'a dit :

« – Latrinque, je me fais si vieux que je ne peux plus aller au village chercher ma nourriture…

« – Sa nourriture ! s'interrompit Magaud, de vieux quignons de pain moisi que les boulangers gardaient pour les chiens… qui n'en voulaient pas entendre parler !

« – Je ne peux même plus cueillir une figue au figuier, Latrinque, dit le Canonge. Latrinque, prends moi chez toi, comme qui dirait en pension, et voici nos accords, ou ceux du moins que je te propose : je ne te paierai pas, mais par testament, par écrit, devant témoins, devant le notaire, je te laisserai tout mon bien, le bel argent avec la bonne terre !

« – Voilà, me dit Latrinque, ce que m'a dit le Canonge…

« Et je dis à Latrinque :

« – Alors te voilà dans l'embarras ! »

« Latrinque répondit :

« – Je ferais bien la chose, comme tu penses, si j'étais sûr que le vieux cheval crevât vite ; mais le bougre a la peau dure et il est capable, si je consens, de ne plus vouloir mourir.

« – Alors, tu vas refuser !

« – Je me le pense. Mais, auparavant, j'ai voulu tout de même écouter ton conseil. Je calcule qu'un conseil de Magaud, c'est toujours bon à prendre. »

« Alors, je dis à Latrinque :

« – Ah ! âne que toi tu es ! prends le Canonge dans ta maison, et vite ! et pas demain, mais ce soir même, de peur qu'un autre à ta place ne profite de la bonne chance. Ce vieux grigou vit des rognures qu'il vole aux poulets des voisins ; ce vieux richard glane, aux moissons, dans les champs des autres, pour se faire, avec quatre épis, quelques boulettes de farine. Ça, je le lui ai vu faire moi-même. C'est maigre comme un clou perdu et rouillé. Alors, vois-tu, aux deux premiers bons repas, ça crèvera comme un sac usé. Prends-le donc chez toi et ne lui refuse rien. Mets sur ta table, tous les jours, des côtelettes, beaucoup, et du gigot, dont tu profiteras… Ah ! si je pouvais être à ta place ! Mais je suis seul, pechère ! sans femme et sans argent ; et je ne pourrais pas, comme toi, faire toutes ces avances… Fais comme je te dis, et en moins d'une semaine, il sera mûr, le ladre, pour le cimetière. Sur la nourriture qu'il ne paiera pas il va tomber comme les sauterelles sur le blé en herbe. Il mourra de son avarice, et ce sera pain bénit.

« – Je te remercie du bon conseil, Magaud, me dit Latrinque en s'en allant, mais, vois-tu, faut de la prudence… et je n'irai pas si vite… Pas moins, je suivrai le bon conseil, mais je n'irai pas si vite !

« – Tu auras tort : réfléchis qu'il faut que la nourriture le surprenne ! »

« Latrinque se mit à bien nourrir le Canonge, mais voilà que le Canonge se mit à engraisser !

« Alors je dis à Latrinque :

« – Étrangle tes poulets. »

« Il les étrangla. Même il tordit le cou, avant la Noël, à deux dindes qu'il réservait pour la fête de Notre-Seigneur. Tant et si bien qu'un jour où Latrinque travaillait au bout de sa vigne, en attendant mon aide, l'idée me prit, comme je l'allais rejoindre, d'entrer dans sa maison pour voir comment se portait le Canonge ; j'allais comme qui dirait visiter les pièges. La table était encore mise, monsieur, avec une nappe, monsieur ! des bouteilles de plusieurs grandeurs et beaucoup de côtelettes et aussi du poulet, et aussi du bœuf et du cochon rôti. Et devant la table, par terre, les bras ouverts en croix comme s'il priait, était couché sur le dos le Canonge, la figure toute maigre et le ventre en l'air, tout rond ! Je le vis en entrant, mon Canonge, raide mort, monsieur, raide mort ! son avarice l'avait tué, comme de juste – et comme je l'avais prévu. Je le tâtai, il était déjà froid.

« Alors, je courus vers Latrinque, jetant là ma pioche pour aller plus vite, perdant mon chapeau, et de bien loin, je lui criai :

« – Le Canonge est mort !

« – Le Canonge est mort ? »

« Il ne voulait pas se le croire. On ne croit pas tout de suite à des fortunes de cent mille francs.

« – Oui, le Canonge est mort ! »

« Alors, Latrinque, lui aussi, jeta sa pioche en l'air et il se mit à danser au soleil, comme un fou, au milieu des mottes dures. On eût dit qu'il foulait la vendange dans sa cave, quoiqu'il dansât trop haut pour ça. Tout en un coup, il se mit à courir vers sa maison pour aller voir par lui-même si c'était bien vrai, mais une idée le prit en chemin ; il s'arrêta près de moi, me mit le poing sous la figure, et me dit :

« – Tu te fiches de moi, preutêtre ?

« – Je te dis qu'il est mort, espèce d'âne !

« – Si tu me fais une farce, me dit Latrinque, nous réglerons la suite – mais si tu as dit vérité, Magaud –, comme c'est toi qui m'as donné le conseil… et que l'héritage est beaucoup gros, – je te promets… vingt francs ! tu entends bien ? je te donnerai vingt francs, pas un liard de moins ; et ça, je te le jure sur la tête de mes enfants et de ma pauvre mère qui est morte… »

« Magaud poussa un grand soupir. Sans doute, il exhalait avec l'odeur de l'oignon, le regret de n'avoir pas été choisi par la Providence comme l'héritier du Canonge.

« – Et les vingt francs, monsieur, – vous me croirez si vous voulez… eh bien… il me les donna ! trois jours après ! »

« On sentait que ce trait d'honnêteté de Latrinque étonnait encore Magaud.

« Il remit lentement les débris de son pauvre repas dans le carnier qu'il suspendit à l'arbre, but une gorgée encore, posa, dans un creux du vieux tronc d'olivier, bien à l'ombre, sa bouteille presque vide et reprit sa pioche.

« Il revint au champ qu'il récavait, planta jusqu'aux chevilles, entre les mottes rougeâtres, ses souliers énormes, souleva par-dessus sa tête, d'un mouvement automatique, sa lourde pioche, à deux dents, et, s'inclinant tout à coup, il la piqua à toute volée, dans la friche dure, qui brusquement se fendit.

« Alors, tout courbé, Magaud saisit par l'extrémité le manche de bois horizontal et, au moment de le tirer à lui, de bas en haut, il parla sans se relever :

« – Voilà pourquoi le fils de Latrinque, que vous venez de voir passer, est si fier sur sa çarette… il me dit encore bonzour quelquefois, oui, mais il ne m'aime guère. »

« Et Magaud conclut, avec le ton sourd de la sagesse qui vient des profondeurs :

« – Les gens à qui on a fait du bien, c'est toujours comme ça ! »

« Magaud souleva brusquement le manche horizontal de sa pioche, et la force du levier détacha un gros bloc dentelé de cette terre pareille, pour la dureté, à de la rocaille.

« Les deux mains sur le bois luisant, Magaud, le dos voûté, le front tout courbé vers la terre, parla encore :

« – C'est égal, fit-il, il y a des gens heureux tout de même ! Grâce à moi, qui ai donné le bon conseil, il a eu pourtant, ce Latrinque, cent mille francs au moins de fortune… et rien à se reprocher ! »

M. Rinal ouvrit sa tabatière, y puisa une pincée de tabac qu'il y laissa retomber, puis il referma la boîte et frappa sur le couvercle avec impatience.

Maurin secouait la tête.

« Eh bien, Maurin, que dites-vous de celle-là ? interrogea M. Cabissol.

– Je dis, monsieur Cabissol, que lorsque vous nous contez des histoires d'hommes, vous nous réjouissez le cœur, mais si vous vous mettez à nous conter des histoires de cochons, alors ça ne va plus !

– Qu'appelez-vous des histoires d'hommes ?

– J'entends, dit Maurin, des histoires où, même quand ils ne sont pas des saints, les hommes ne sont pas pour cela pareils à de sales bêtes.

– Eh bien, contez-nous-en une, de vos histoires d'hommes.

– Ce sera, dit Maurin, une histoire de chasse au canard. Je n'ai jamais beaucoup aimé la chasse au canard, d'abord parce qu'elle se fait dans la fange des marais et que j'aime mieux, de beaucoup, le terrain sec des collines qui chante sous la semelle et d'où l'on voit tout l'horizon lointain, et souventes fois le grand large de la mer… Et puis, si je n'aime pas la chasse au canard, c'est peut-être aussi parce que mon grand-père m'a souvent conté que dans sa petite enfance, au temps des rois, tous les canards de Solliés-Pont, où il était né, avaient pris parti pour la République.

– Que nous chantez-vous là !

– La pure vérité. Vous savez que la rivière du Gapeau traverse la ville de Solliés. La ville, d'ailleurs, le lui rend bien, et elle traverse la rivière, sur un pont. Ce pont, les habitants ont eu la bonne idée de le jeter, comme les ponts de Paris, en travers de la rivière ! ce qui prouve une grande sagesse, car s'ils l'avaient fait cheminer dans le sens du cours de l'eau, vous comprenez bien que jamais ils n'auraient pu passer d'une rive à l'autre.

« Il y a donc un pont à Solliés. Et sous le pont un peu d'eau et beaucoup de canards, des troupeaux de canards appartenant aux gros riches de la ville.

« – À l'époque où j'étais petit, disait mon grand-père – lequel était un républicain dans le temps où il n'y en avait pas plus de dix-huit en France – ce nombre n'est jamais dépassé de beaucoup sous les rois – à l'époque où j'étais petit, il y avait tous les jours nombre de canards sous le pont de Solliés, et quantité d'imbéciles dessus, qui occupaient leur temps à regarder les canards jouer dans l'eau. »

« Or, tous les riches étaient royalistes, aussi bien et même mieux que tous les pauvres de ce temps-là, parce que les uns et les autres croyaient que c'était leur intérêt. Tous les canards de Solliés appartenaient donc à des royalistes. Alors, moi, j'eus l'idée de faire porter aux canards, à tous les canards de Solliés, les couleurs de la République. Et voici comme j'y parvins : Je préparai un tas de cordelettes, longues comme la distance du bec d'un canard à son estomac… et j'attachai à un bout de ces cordelettes un appât alléchant, lard ou vermisseau ; à l'autre bout une cocarde rouge. Vous devinez ce qui arriva.

« Un beau matin, tous les canards de Solliés (ils étaient des centaines et des centaines !) apparurent avec une cocarde rouge, collée au coin du bec… ils avaient avalé l'appât, Ta ficelle avait suivi vivement, et la cocarde était venue, à droite ou à gauche du bec, s'appliquer elle-même comme au bord d'un bonnet de la Liberté.

« Et « coin ! coin ! coin ! » les canards dans tout Solliés allaient de-ci et de-là, comme des fous, ne pouvant ni avaler ni détruire la cocarde, et proclamant malgré eux la République, à la barbe de tous ces imbéciles de royalistes qui s'attroupaient sur le pont, pendant que les canards se réfugiaient dessous. »

« Voilà, poursuivit Maurin, ce que me racontait mon grand-père ! et c'est une des raisons qui font que je ne tire pas volontiers sur des canards : il me semble que je tire sur des amis, vu qu'ils ont proclamé la République à Solliés, quand il y avait du danger à le faire. C'était bien malgré eux, j'en conviens, mais, de cette manière, ils n'en sont que plus pareils à beaucoup d'hommes.

« Je n'aime donc pas la chasse au canard. En voici pourtant une que je veux vous conter :

« Un chasseur de la ville rentrait chez lui, sans perdreau ni lièvre dans son sac, comme de juste, bredouille enfin. Il avait de belles guêtres, un carnier à filet, fermé par une couverture reluisante, poilue comme les malles du temps passé, mais il n'avait rien tué.

« Tout en un coup, comme il arrivait près d'une ferme, il aperçut, sur une petite mare, une famille de canards privés.

« À quelque pas de là, assis sur un tronc d'arbre, pas bien loin de la bastide, où personne d'autre ne se montrait ni aux portes ni aux fenêtres qui étaient fermées, un paysan fumait tranquillement sa pipe.

« – Brave homme ! lui dit le chasseur, combien ça me coûterait-il pour tuer une de ces jolies bêtes qui ressemblent à des canards sauvages ?

« – Va saï pas ! je n'en sais rien, répondit l'homme en regardant à peine le chasseur et en haussant les épaules.

« – Quarante sous ? ça serait-il assez payé ?

« – Si vous voulez ! dit l'homme qui fumait sa pipe.

« – Bon ! se dit le chasseur, ça n'est vraiment pas cher. »

« Il posa quarante sous sur le tronc d'arbre qui servait de banc au paysan, ajusta son canard et le tua.

« – Bonjour, l'ami.

« – Bonjour, bonjour ! »

« Le paysan empochait les quarante sous quand le chasseur, qui s'éloignait, se ravisant tout à coup, revint sur ses pas…

« Eh ! l'homme ! j'ai bien envie d'en tuer encore un, de ces beaux canards ? ils ne sont pas chers. J'inviterai mes beaux parents… Eh ! l'homme ? si j'en tuais encore un pour encore quarante sous ? »

« L'homme ne répondit pas.

« – Allons, laissez-moi faire… tenez : voilà, cette fois-ci, trois francs… »

« Et il déposa trois francs à côté du paysan qui les prit et les mit en poche. Trois et deux font cinq.

« Le chasseur tua un second canard. Puis, tout aussitôt, excité par la grande facilité de cette chasse et le bon marché du gibier :

« – Je réfléchis, dit-il, qu'un troisième canard ferait bien mon affaire ! je dois une politesse à un avocat qui m'a fait perdre un procès. Ça ne vous ferait rien, dites-moi, brave homme, si je vous tuais encore un de vos canards ? »

« Le paysan qui se trouvait assez payé, tira de sa pipe une bonne bouffée et il la rejeta avec ces quatre paroles :

« Que voulès qu'aco mi fouté ? aqueleï canars soun pas miou : « Que voulez-vous que ça me fasse ? ces canards… ne sont pas miens… »

« Et voilà, dit Maurin en riant, une bonne histoire d'hommes ! car la canaillerie qu'on y voit est petite, pas calculée à l'avance, rachetée par le plaisir qu'elle vous donne… Et l'honnêteté, à la fin, prend le dessus !… »



CHAPITRE XXXII. Où Maurin des Maures, par la façon dont il pense à se faire connaître de son bâtard Césariot, prouve bien qu'il n'est pas un héros de roman-feuilleton.

Aux yeux de Tonia, l'aventure du miracle de Saint-Martin et du Cuoù l'embaro grandit Maurin de mille coudées.

« Ah ! pensait-elle, si Sandri en avait de pareilles !… Mais les gendarmes ne sont pas libres ! »

Aussi, lorsque, peu après, elle aperçut, à la cantine du Don, Maurin venu pour la revoir, elle courut à lui et lui sourit de bon cœur.

« Je n'oublie pas que c'est vous qui m'avez sauvée, Maurin, et puis, c'est à vous qu'on le doit, si ces malfaiteurs sont arrêtés et si l'on peut maintenant se promener dans les bois en sûreté.

– Parbleu, gallinette (petite poule), dit Maurin, si je les ai arrêtés, c'est bien pour les punir de la peur qu'ils vous avaient faite, et pour vous mettre l'esprit en repos. »

Elle lui tendit la main.

« C'est gentil ça, me voilà payé, fit-il, si nous sommes amis ! »

Ils causaient, Maurin sur le pas de la porte du cabaret, Tonia arrêtée sur la route, aux regards de qui pouvait passer.

« J'ai bien le droit, disait Tonia, de me montrer reconnaissante envers vous ; j'en ai même, pardi, le devoir.

– Entrez donc, mademoiselle. »

Mais elle refusa. Et, ce qui charma Maurin, elle fit une allusion à l'histoire de l'aigle dont elle ne lui avait pas parlé encore. Il n'avait, à l'époque où il chassait l'aigle, aucun engagement envers Tonia (en avait-il à présent ?) et, cependant, elle eut l'air de se plaindre de ce qu'il avait été comme qui dirait infidèle à quelque chose qui était entre eux !…

« Bon, elle est jalouse ! » pensa Maurin qui s'y connaissait.

Il comprit que l'amour la prenait, la pauvre, un peu davantage chaque jour. Quand il lui nomma Sandri par deux fois, elle eut un petit haussement d'épaules, et alors il affecta de ne pas parler en mal du gendarme. Il s'attacha à paraître indifférent à ce sujet ; elle en fut piquée comme il y comptait bien. Et quand elle le quitta, elle se sentit toute songeuse, plus impatientée que jamais contre Sandri.

Et tout à coup, rentrant dans la cantine :

« Tenez, Maurin, dit-elle, ce qui est mal de votre part, je dois vous le dire, c'est l'affaire du cabanon où Sandri vous a trouvé avec la Margaride !

– Oh ! moi, dit Maurin, j'étais libre de me trouver avec qui bon me semblait. Mais Sandri, lui, c'est différent. Il est votre fiancé. Et j'ai voulu le punir.

– Dites tout de suite que c'est pour me rendre service que vous avez recherché cette belle fille, car elle est belle, dit Tonia irritée. Vous vouliez sauver votre amie Misé Secourgeon, voilà tout !

– Chut ! dit Maurin en riant.

– Ah ! vous êtes, dit Tonia, un fameux bandit ! » Elle partit sur ce mot qui était, de toute évidence, le plus haut terme de l'admiration sur ses lèvres de Corsoise.

Quand le rusé don Juan de la forêt eut compris que la belle Tonia était en colère contre lui, il s'en alla, profondément persuadé qu'il en aurait tôt ou tard la joie, et que sur le terrain d'amour il infligerait à Alessandri la suprême défaite.

Il avait fait à peine cinq cents pas sur la route qu'il aperçut, se baignant en pleine poussière, avec de joyeux frémissements d'ailes, une compagnie de perdreaux. Hercule pointa, esquissant un arrêt sans fermeté.

« Ce sont les perdreaux de Saulnier, pensa Maurin. Quelque jour il se les fera tuer ! Ah ! le voici lui-même avec sa belette et son renard. »

Masqué de ses larges œillères, Saulnier tapait à tour de bras sur un tas de cailloux ; il était assis à terre et il frappait, frappait. Sa belette dormait entre les pattes de son renard.

« De loin, lui dit Maurin, on voit tes perdreaux avant de te voir ; on te les tuera.

– Non, dit Saulnier, mon renard les garde. Quand un étranger approche il s'inquiète et grogne. J'ai compris, à sa figure, que celui qui s'avançait était un ami et les amis reconnaissent mes perdreaux. Et puis, ils savent qu'en ce moment c'est ici mon quartier de travail. J'espérais bien te voir, Maurin.

– Et de neuf, qu'y a-t-il ?

– Il y de neuf que j'ai vu passer par ici Césariot. » Césariot était le fils aîné de Maurin, celui dont il ne parlait guère, et pour cause.

« Ah ! tu as vu Césariot ?

– Oui. Il revenait de Toulon. Il est allé dans la mauvaise ville dépenser son argent de six mois. Et maintenant, il est retourné à Saint-Tropez en gagner encore qu'il dépensera de même. Mais cela ne serait rien, s'il n'avait pas d'autres intentions, qui ne sont guère bonnes ! Je ne sais qui lui monte la tête. Si les gens connaissaient ce qu'il est pour toi, c'est-à-dire ton fils, on y regarderait à deux fois, je pense, avant de s'exposer à ta colère. On le bourre d'idées mauvaises et comme il aime l'aïguarden, cela lui fait une mauvaise tête.

– Et qui donc, répliqua Maurin en fronçant le sourcil, le bourre d'idées comme ça ?

– Des gens qui lui donnent à lire toutes sortes d'histoires. C'est surtout la liture (lecture) qui le perd. Il m'a conté qu'il a chez lui des papiers où l'on voit des enfants de rien perdus ou volés, qui retrouvent leur père prince et qui deviennent des rois après avoir été des mendiants, et il dit qu'il lui en arrivera autant, ou bien que, s'il ne devient pas roi, il fera sauter des rois avec des machines infernales. Il dit que, sur la terre, il faut être ou empereur pour le moins ou voleur comme plusieurs de ses amis.

– Oh ! dit Maurin, je les lui ferai passer de la tête, moi, ses idées de féna (mauvais sujet), et s'il veut un père, eh bien ! je lui en donnerai un, moi, de père, et qui me ressemblera comme deux gouttes d'eau. Ah ! il veut le connaître, son père ! Eh bien, je lui ferai faire sa connaissance !

– Il devient pire tous les jours, ton garçon. Je te dis qu'il parle de faire sauter les riches avec des coups de mine ou des bombes chargées de poudre de contrebande.

– Ah ! le méchant bougre ! fit Maurin. Voyez-moi ces idées : il veut être fils de roi et déteste les fils de roi parce qu'il n'est pas fils de roi ! Et l'animal, si on lui donnait un gouvernement, serait plus méchant que les plus méchants ! Je vois qu'il faudra lui remettre un peu et bientôt la cervelle à l'endroit. Quand on se plaint de ceux qui ont les bonnes places, ça doit être pour faire mieux qu'eux, Saulnier, le jour où on les met par terre. Lui, avec les idées que tu racontes, il ferait pire que les pires. Et quelle instruction ça a-t-il, d'abord, un jean-foutre comme ça, il me fera dire, tout mon fils qu'il est ? Quelle science a-t-il pour vouloir faire la justice à lui tout seul, lorsque tant de savants n'arrivent pas seulement à deviner où elle se trouve ? Est-ce qu'il la connaît, la justice ? Qui veut conduire la voiture doit savoir mener un cheval… Ah ! pauvre France !

– Je lui ai dit tout ça, » fit Saulnier.

– Et qu'a-t-il répondu, le gueux ?

– Qu'il savait où il allait : que ça ne regardait personne… Et puis, il y a encore quelque chose de plus inquiétant…

– Quoi ?

– Voilà. On lui a fait accroire à Toulon… des mauvais farceurs lui ont mis ça en tête… après l'avoir fait boire…

– Et quoi donc ? » fit Maurin avec impatience.

– Qu'on savait qui étaient son père et sa mère et que c'est des grands personnages.

– Et qui est-ce, d'après lui ?

– Son père, à ce qu'il dit, est un grand amiral qui serait devenu gouverneur aux colonies, et sa mère, qui l'a eu quand elle était fille, a épousé, selon lui, au lieu de son père, un autre savant qui est devenu ministre par son mérite. On lui a dit qu'elle vient habiter des fois à Saint-Raphaël et il jure qu'il ira lui parler.

– Je vois, dit Maurin, que c'est un fier imbécile et qu'il est temps que je me fasse connaître à lui. Sans cela, cette tête pas finie fera quelque escooufestre (scandale) et troublera le ménage de quelque pauvre dame avec ses imaginations qu'un diable lui souffle ! Je paraîtrai. Pour peu que je tarde, il se croira fils de pape !

– Tu aurais dû paraître plus tôt, » fit le vieux Saulnier.

– Eh ! je n'ai pas pu. C'est toute une histoire. J'ai cru bien faire en ne disant jamais rien, rapport à la mère… Mon secret n'est pas à moi… Merci, Saulnier. Tiens, voilà mon merci ».

Maurin payait de temps en temps de quelque gibier, poil ou plume, les services de son brave ami le cantonnier.

Il lui offrit, cette fois, deux lapereaux que l'autre pourrait vendre au conducteur de la diligence.

« À propos, dit Maurin en le quittant, je te ferai donner une gratification par le préfet. »

Il dit cela simplement, comme un sultan qui annonce à un pauvre qu'il lui enverra son vizir, porteur d'une bourse bien garnie.

Et l'autre ne s'étonna pas.

« Merci, Maurin, dit-il, tu es brave. Un peu de protection, ça n'est jamais de refus. Tout va par protection sur la terre. Le mérite, on s'en fiche !… »

Maurin s'en alla méditant, se demandant à quel jour, à quelle heure, de quelle façon, en quels termes il ferait irruption dans la vie de l'enfant perdu, en train de devenir comme il disait : « Un mauvais homme. »

« Ah ! Dieu t'a abandonné, mon gaillard ? Eh bien, attends un peu : je vais te le rendre. »


Source: Wikisource

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