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LES AVENTURES DE TODD MARVEL-UN VOL INEXPLICABLE

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Illustration : QwirkSilver Certains droits réservés (licence Creative Commons) "Un Vol inexplicable" est le troisième épisode des aventures du célèbre détective plein aux as, Todd Marvel. Chapitre 01 - Un Héritage en Péril. Chapitre 02 - Les Secrets d'Isis-Lodge. Chapitre 03 - Le Cercueil de Platine.





Texte ou Biographie de l'auteur

Troisième épisode

UN VOL INEXPLICABLE

CHAPITRE PREMIER

UN HÉRITAGE EN PÉRIL

Après un virage savant, une luxueuse Rolls Royce venait de stopper devant les grilles dorées de la villa des Cèdres, une des plus luxueuses maisons de plaisance de la banlieue de San Francisco.

 

Le détective John Jarvis descendit de la voiture et se rendit directement au cabinet de travail du banquier Josias Horman Rabington, et, sans avoir fait antichambre une seule minute, il fut introduit par un lad vêtu de noir à la mine sévère.

 

Le banquier – un robuste quadragénaire à la physionomie intelligente et loyale – paraissait préoccupé, mais, à la vue du détective, ses traits se détendirent et il eut un sourire satisfait.

 

– Mon cher ami, dit-il à John Jarvis en lui désignant un siège, je vous attendais avec une réelle impatience. J’ai de graves inquiétudes au sujet de ma pupille Miss Elsie.

 

– Vous savez que je suis tout à votre disposition, murmura le détective, sans essayer de dissimuler l’émotion qu’il venait de ressentir en entendant prononcer le nom de la jeune fille.

 

– Voici de quoi il s’agit : la mère de Miss Elsie avait été autrefois demandée en mariage par Oliver Broom, un des rois de l’acier. Il ne fut pas agréé, et il en demeura inconsolable. Il refusa les plus riches partis, gardant toujours au fond du cœur le culte de celle qui l’avait dédaigné.

 

« Lorsqu’elle vint à mourir, il reporta une part de cette tenace affection sur la petite Elsie et l’enfant, de son côté, prit en amitié ce vieillard qui aurait pu être son père et qui l’accablait de cadeaux et de gâteries…

 

– N’est-ce pas chez lui que Miss Elsie va chaque année passer plusieurs semaines.

 

– Précisément. L’ex-roi de l’acier qui, depuis une dizaine d’années, a quitté le monde des affaires s’est fait construire dans la Louisiane, dans un des plus beaux sites de la vallée du Mississippi, une résidence princière, où il vit en misanthrope, ne recevant à peu près personne. C’est là qu’Elsie se trouve en ce moment.

 

« Il n’y a pas longtemps qu’elle y avait passé ses vacances habituelles, quand, il y a quinze jours, elle reçut du vieillard une lettre pressante. Il se trouvait, expliquait-il, très affaibli ; la peur de mourir sans avoir revu la jeune fille le tourmentait. Il exigeait qu’elle vînt lui fermer les yeux, sa présence étant d’ailleurs indispensable pour les dispositions testamentaires qu’il voulait prendre en sa faveur.

 

« Oliver Broom est puissamment riche et il a toujours promis de laisser sa fortune à Elsie. Je n’avais donc aucune raison de m’opposer au départ de ma pupille. En tant que tuteur, il était de mon devoir de ne pas laisser échapper une pareille fortune.

 

« Puis Elsie, très désintéressée, très affectueuse, adore le vieux roi de l’acier. En apprenant qu’il était à la dernière extrémité, elle fondit en larmes et fit immédiatement ses préparatifs de départ. Voilà quinze jours de cela et, depuis, elle ne m’a pas donné une seule fois de ses nouvelles. En revanche, je viens de recevoir de Betty, la femme de chambre d’Elsie, cette lettre qui me cause la plus vive inquiétude.

 

Le banquier tendit à John Jarvis un morceau de gros papier d’emballage, sur lequel ces quelques lignes étaient péniblement tracées au crayon : Venez promptement à notre secours, Miss Elsie et moi sommes séquestrées et nous croyons qu’on est en train d’assassiner Mr Broom. Miss Elsie réclame Mr John Jarvis. Je ne puis vous donner plus de détails. Votre respectueusement dévouée.

 

Betty Chanler.

 

Le détective s’était levé brusquement :

 

– Je comprends vos inquiétudes, je vais partir de suite. Vous savez que j’ai pour Miss Elsie comme pour vous-même le plus entier dévouement.

 

– Vous m’en avez donné la preuve, murmura Mr Rabington en serrant avec émotion la main de John Jarvis. Mon cher ami, il faut que vous délivriez Elsie, et que vous sachiez au juste ce qu’est cette menace d’assassinat dont Oliver Broom paraît menacé.

 

– Je ferai ce qu’il faudra.

 

– Et, fit le banquier qui paraissait maintenant tout à fait rassuré, je sais que du moment où vous vous mêlez de quelque chose, on peut en regarder la réussite comme certaine.

 

– Quand y a-t-il un train pour La Nouvelle-Orléans ?

 

– À 16 heures, nous avons donc encore deux heures devant nous.

 

– Ce ne sera pas de trop, car il y a une foule de détails que j’ai besoin de connaître.

 

– Je pourrai vous documenter. Je ne suis jamais allé à Isis-Lodge – c’est le nom de la propriété de Mr Broom – mais Elsie me l’a tant de fois décrite que je la connais aussi bien que si je l’avais habitée.

 

« Avant tout, sachez qu’Oliver Broom est un des plus curieux excentriques de toute l’Amérique. D’une intelligence extraordinaire, il était regardé comme un des travailleurs les plus acharnés, comme un des hommes d’affaires les plus subtils, de ce monde spécial qu’on a appelé l’empire des affaires et que le milliardaire Carnegie a si bien décrit dans son livre.

 

– C’est un milieu que je connais à merveille, fit le détective avec un bizarre sourire.

 

– Arrivé à cinquante ans, le milliardaire liquida brusquement toutes ses parts dans différents trusts et se prit d’une belle passion pour l’archéologie. Son château d’Isis-Lodge est un véritable musée, des millions de dollars ont été dépensés par lui pour y entasser des idoles, des statues, des vases et jusqu’à des tombeaux et des momies. Il vit dans une profonde solitude au milieu de ces épaves du temps passé, et ma pupille est la seule personne au monde qui ait trouvé grâce devant sa misanthropie, à part peut-être un vieux domestique de confiance qui répond au nom de Wilbur Dane et qui est, paraît-il, un très honnête homme, très dévoué à son maître.

 

John Jarvis ayant griffonné rapidement quelques lignes sur son carnet, le banquier poursuivit.

 

– En Europe, Oliver Broom passerait pour un fou, ici on le regarde simplement comme un excentrique et, comme en dépit de sa misanthropie avérée, il donne chaque année de grosses sommes aux institutions de bienfaisance, on le regarde comme un bon vieux gentleman tout au plus un peu bizarre.

 

Il est aussi très orgueilleux. Il s’est fait construire dans son parc un superbe mausolée de granit noir, orné de sphynx copiés en Égypte et enfin il s’est pourvu à l’avance d’un cercueil, le plus coûteux qu’il a pu trouver, un cercueil en platine.

 

– En platine ! répéta le détective avec stupeur.

 

– L’affaire a fait en son temps grand bruit dans le monde des milliardaires. Le plus amusant c’est qu’à cause de la hausse du platine, le vieil original se trouve avoir fait un placement de tout premier ordre. S’il revendait son cercueil au cours actuel, il en tirerait aisément trois ou quatre cents mille dollars…

 

Le banquier fut brusquement interrompu par l’entrée d’un lad qui portait sur un plateau d’or une enveloppe, de gros papier gris, et, comme le détective le reconnut d’un coup d’œil, d’un papier semblable de tout point à celui de la lettre de Betty. Mr Rabington décacheta la lettre d’une main tremblante, et sans un mot, la tendit à John Jarvis. Elle ne contenait que ces mots qui paraissaient avoir été tracés avec du charbon. Que Mr John Jarvis se hâte, la vie de Miss Elsie est en danger.

 

Betty.

 

Le détective s’était levé, très pâle.

 

– Je n’attendrai pas une minute de plus, déclara-t-il. Mon auto fait au besoin du cent cinquante à l’heure. Je peux gagner du temps sur les trains les plus directs. Je passe seulement chez moi pour prendre mon fidèle Canadien Floridor, dont la collaboration m’est indispensable dans une expédition de ce genre.

 

Mr Rabington était atterré. Il tournait et retournait entre ses doigts le billet de Betty, sans trouver une parole à dire.

 

– Pourvu que vous n’arriviez pas trop tard, murmura-t-il enfin. Je suis dans une mortelle inquiétude. Je ne dormirai pas avant d’avoir reçu de vous un télégramme rassurant… Mais, je n’y songeais pas ! Voulez-vous que je vous accompagne ?

 

– C’est tout à fait inutile. Votre présence là-bas attirerait l’attention et me gênerait plus qu’elle ne me servirait. Vous pouvez être persuadé que je ferai tout ce qui doit être fait. Vous aurez un télégramme dès que je pourrai vous en envoyer un.

 

Aussi troublés que s’ils se fussent dit un éternel adieu, les deux amis échangèrent un suprême shake-hand au seuil de la villa, puis le banquier regagna tristement son cabinet de travail. Une demi-heure plus tard, l’auto de John Jarvis que pilotait le Canadien Floridor, fuyait à travers les campagnes à la vitesse d’un bolide. À un passage à niveau – dans cette partie de l’Amérique les barrières sont inconnues – la locomotive d’un express effleura la voiture qui fit une formidable embardée et qui eût capoté sans la poigne et l’habileté du Canadien. Un peu plus loin, l’auto culbuta un cheval et le tua, le vaquero qui conduisait le troupeau mit Floridor en joue avec le rifle dont il était armé. John Jarvis pour toute réponse jeta sur la route un paquet de bank-notes. Quand l’homme qui s’était baissé pour ramasser les précieux papiers, se releva, la voiture n’était déjà plus qu’un point noir à l’horizon.

 

Cette course vertigineuse dura deux jours et deux nuits.

 

Quand Floridor était fatigué John Jarvis prenait le volant à son tour et le Canadien faisait un somme puis reprenait son poste sitôt qu’il avait pris un repos suffisant.

 

Il faisait nuit noire quand enfin ils atteignirent le village de Clairmount à trois milles d’Isis-Lodge.

 
CHAPITRE II

LES SECRETS D’ISIS-LODGE

Clairmount n’est habitée que par les travailleurs noirs des plantations de maïs et de coton, et par les bûcherons qui achèvent de faire disparaître les magnifiques forêts qui couvraient autrefois les deux rives du « Meschacébé » le Père des eaux, comme les Indiens appelaient pompeusement le fleuve que nous désignons aujourd’hui sous le nom de Mississippi.

 

Les deux détectives finirent par trouver un hôtel de piètre apparence, tenu par un vieux créole, d’origine française, dont la physionomie leur parut honnête, et où ils s’arrêtèrent.

 

Le vieillard leur fit voir deux chambres aux murailles blanchies à la chaux et sommairement meublées d’un lit de sangle et d’une moustiquaire et leur servit un mauvais souper de conserves de jambon et de gâteaux de maïs, le tout arrosé d’une petite bière aigrelette dont ils durent se contenter.

 

John Jarvis, qui voulait faire causer l’hôtelier, déclara tout de suite qu’il était venu avec l’intention d’acheter une grande propriété dans les environs et qu’il ne regarderait pas à quelques milliers de dollars de plus ou de moins pourvu qu’il trouvât quelque chose à sa convenance.

 

Cette confidence eut le don d’inspirer confiance au bonhomme. Tout de suite il déclara avec orgueil qu’il était de pur sang blanc, de la vieille race des premiers colons venus de France. Il se nommait Richard Melvil. Sa famille qui avait autrefois tenu un très haut rang dans le pays, mais dont la fortune consistait surtout en esclaves, avait été ruinée à la suite de la guerre de Sécession.

 

– Pour ce qui est d’une propriété, conclut-il, il y en aura très prochainement une à vendre et une magnifique, mais un milliardaire seul serait capable de la payer à sa valeur.

 

– Pourquoi, demanda John Jarvis, dites-vous que la propriété sera bientôt à vendre ?

 

– Celui qui la possède, Mr Oliver Broom, est à l’agonie et comme on ne lui connaît pas d’héritiers…

 

– On peut visiter.

 

– Pour cela non, jamais château-fort ne fut plus soigneusement gardé qu’Isis-Lodge, personne n’y entre, c’est l’ordre du maître. Il paraît qu’on voit là-dedans des choses à devenir fou !… S’il fallait croire tout ce qu’on raconte…

 

Un homme venait d’entrer dans la salle commune, très vieux, vêtu de noir, la face maigre et rasée encadrée de cheveux blancs. Il s’appuyait lourdement sur une canne à pomme d’ivoire.

 

L’hôtelier alla à sa rencontre avec les signes d’un profond respect.

 

– Bonsoir, Mr Dane, lui dit-il, il y a bien longtemps que je n’avais eu le plaisir de vous voir.

 

– Je ne sors pas aussi souvent que je le voudrais, murmura le vieillard avec une profonde tristesse.

 

John Jarvis s’était approché et saluait.

 

– Mr Wilbur Dane, fit-il, vous êtes précisément la personne qui pouvez me renseigner.

 

– Vous connaissez mon nom ! demanda Mr Dane en regardant le détective avec méfiance.

 

– Je le connais par Miss Elsie, répondit John Jarvis en baissant la voix.

 

Le vieillard parut tout à coup en proie à une grande agitation.

 

– Vous êtes Mr Jarvis, dit-il à l’oreille du détective, vous ne pouvez être que lui. C’est précisément vous que je suis venu chercher. Pourvu que vous arriviez encore à temps. Si je ne vous avais pas trouvé ce soir, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Puis je suis surveillé, demain je n’aurais peut-être pas pu sortir.

 

– Mettez-moi rapidement au courant des choses, dit le détective qui bouillait d’impatience.

 

– Nous parlerons chemin faisant, car je vous emmène. Je vais tâcher de vous introduire dans la place.

 

– J’ai un compagnon, fit John Jarvis en montrant Floridor.

 

– Eh bien qu’il nous suive, vous ne serez pas trop de deux, mais faisons vite, je tremble qu’on ne s’aperçoive de mon absence.

 

Ils prirent congé de l’hôtelier, lui laissant l’auto en garde et gagnèrent la campagne couverte de riches cultures, entre lesquelles la route toute blanche sous la clarté de la lune s’allongeait en droite ligne jusqu’aux sombres masses d’une forêt qui barrait l’horizon.

 

– Maintenant, dit Wilbur Dane, nous pouvons causer. Ce coin de pays est un vrai désert, il n’y a pas une maison à dix milles de nous, sauf Isis-Lodge.

 

« Mr Oliver Broom avait vécu jusqu’ici très heureux, au milieu de ses statues et de ses idoles, ne voyant guère que Miss Elsie, qu’il aime comme si c’était son enfant et qui vient chaque année passer quelques semaines à Isis-Lodge. Il n’avait jamais été malade et se portait bien pour son âge. Enfin, il avait en moi toute confiance et se reposait sur mon zèle de tous les détails de l’administration du domaine. Nous avons passé ainsi près de dix ans dans la tranquillité la plus parfaite. Il y a de cela à peine un mois, tout a changé brusquement et pour ainsi dire d’un jour à l’autre.

 

Quoique impatienté par les lenteurs du vieillard, John Jarvis se gardait bien de l’interrompre, persuadé que cette façon d’agir était la meilleure s’il voulait être exactement renseigné, le majordome reprit :

 

– Un beau jour, Mr Broom tomba malade. J’ai toujours cru qu’il avait été empoisonné, car ce malaise s’est produit le lendemain même de l’entrée en fonctions d’un nouveau cuisinier que j’ai de graves raisons de soupçonner.

 

« Mon maître, précisément parce qu’il n’avait jamais été malade de sa vie, fut affolé. Il m’envoya chercher un médecin. Je n’en trouvai pas d’autre qu’une sorte de docteur nomade, qui donne ses consultations les jours de marché et qui est très mal réputé dans le pays. Il se nomme Job Murphy et pour de l’argent, il est capable de tout. Il l’a bien prouvé d’ailleurs.

 

– Je commence à comprendre.

 

– Finalement, ce docteur du diable guérit Mr Broom avec une telle facilité que celui-ci en fut émerveillé ; dès lors, Job Murphy lui devint indispensable, il le nomma son médecin en titre, avec douze mille dollars d’appointements et l’installa dans la plus belle chambre du château.

 

« À partir de ce moment-là, je fus relégué au second plan ; le docteur parle et agit en maître. En revenant d’un court voyage à St-Louis, je trouvai les plus anciens et les plus fidèles domestiques congédiés et remplacés par des inconnus à mine de bandits. Je constatai aussi que le nouveau cuisinier était en excellents termes avec Job Murphy.

 

– Ce qui s’est passé, s’explique facilement, interrompt le Canadien, le cuisinier a donné du poison à votre maître d’accord avec le docteur qui a ensuite administré le contrepoison. Voilà pourquoi il l’a guéri si facilement. Le coup devait être préparé de longue main.

 

– Je l’ai toujours pensé, reprit le vieillard avec un réel chagrin. Mr Broom retomba de nouveau malade et cette fois beaucoup plus gravement. Il dut garder le lit et sa chambre fut consignée à tout le monde, même à moi ! À moi qui le sers depuis trente ans ! Je n’aurais jamais cru qu’une pareille chose fût possible !

 

– Et maintenant ?

 

– Il est au plus bas, le docteur Murphy le fait mourir à petit feu avec des stupéfiants, et il l’aurait sans doute déjà assassiné s’il avait pu en arriver à ses fins.

 

– Quel est son but ?

 

– Se faire déclarer légataire universel de Mr Broom, et supprimer le testament qu’a écrit celui-ci en faveur de Miss Elsie Godescal. Jusqu’ici, mon malheureux maître n’a rien voulu entendre. Quand il n’est pas sous l’influence de la morphine et des autres drogues dont on l’intoxique, il maudit le docteur, il me réclame à grands cris, il veut voir Miss Elsie.

 

– Tout cela est incroyable, s’écria le détective. Nous sommes pourtant dans un pays civilisé. Pourquoi ne vous êtes-vous pas plaint aux magistrats ? Pourquoi n’avez-vous pas écrit à Mr Rabington ? Vraiment je ne sais que penser !…

 

– Nous sommes entièrement dans la main de Murphy, répliqua le vieillard avec indignation. Il n’y a pas d’autre magistrat dans le voisinage que le coroner de Clairmount, un homme sans énergie dont le secrétaire est à la discrétion du docteur. Il en est de même du mulâtre qui dirige le Post-Office. Je suis sûr que toutes les lettres qui viennent d’Isis-Lodge sont ouvertes et examinées par Murphy. Je vous le dis, nous sommes pieds et poings liés entre les mains de ce misérable.

 

– Cependant, objecta le détective, Miss Elsie a bien reçu la lettre par laquelle Mr Broom réclamait sa présence et Mr Rabington les deux billets de la femme de chambre Betty, sans lesquels je ne serais pas ici.

 

– Je vais vous répondre. Mon maître a écrit la lettre à Miss Elsie tout à fait au début de sa maladie et sans en prévenir Murphy qui alors n’avait pas encore l’autorité qu’il a su prendre depuis dans la maison.

 

« Quand Miss est arrivée, le docteur a eu un violent accès de colère. Je l’ai entendu dire une fois au cuisinier : si celle-là sort vivante d’ici, notre combinaison est à l’eau. Alors les mesures de coercition ont commencé. Il n’a permis à Miss Elsie de voir le malade que deux ou trois fois, et seulement quand il était dans un état à peu près comateux, incapable de dire trois paroles de bon sens.

 

« Ensuite sous prétexte d’obéir à un ordre de Mr Broom, sur lequel les visites de la jeune fille produisaient une trop vive impression, il l’a séquestrée dans son appartement avec Betty, en défendant à aucun des serviteurs de lui adresser la parole.

 

– Il était temps que j’arrive, murmura John Jarvis qui, involontairement allongeait le pas, tant il était bouillant d’impatience.

 

– Je le souhaite de tout mon cœur, reprit le vieillard en hochant la tête. Vous ne pouvez imaginer les persécutions que les deux femmes ont subies. Non seulement, on les nourrit à peine, – et je tremble toujours qu’on ne leur donne du poison – mais on leur a retiré le stylographe, l’encre, le papier et jusqu’au bout de crayon avec lequel Betty a écrit sa première lettre… Enfin un Noir monte la garde au pied de l’ascenseur qui aboutit chez Miss Elsie et ne laisse passer personne.

 

– Vous ne m’avez pas encore expliqué comment les lettres de Betty ont pu arriver à destination.

 

– C’est une vraie chance. C’est moi qui les ai portées au Post-Office de Clairmount. Comme vous le verrez, j’ai un moyen de sortir pendant la nuit de temps en temps. Si les lettres n’ont pas été ouvertes, je suppose que c’est à cause de la mauvaise qualité du papier et des fautes d’orthographe de Betty. À la poste on a cru que ces lettres venaient de quelque pauvre Noir des plantations et on a jugé inutile de les ouvrir.

 

– Encore une question ? Pourquoi Miss Elsie n’a-t-elle plus écrit elle-même ?

 

– Mais elle l’a fait dix fois, vingt fois peut-être, mais comme elle n’a jamais reçu de réponse elle y a renoncé, elle est tombée dans un découragement profond. Elle est très abattue, elle aurait autant besoin que Mr Broom lui-même d’un vrai médecin.

 

« Je suis moi-même à peu près gardé à vue ; sans le dévouement et l’intelligence de Betty, je n’aurais même pas pu vous dire ce qu’était devenue Miss Elsie. »

 

Pendant cette conversation Wilbur Dane et les deux détectives avaient pénétré dans une forêt ténébreuse dont les arbres étendaient leurs vastes branches au-dessus de la route et n’y laissaient pénétrer aucun rayon de lune.

 

Ils avancèrent ainsi près d’un quart d’heure, puis ils contournèrent une haute et épaisse muraille de granit dont la crête était garnie de pointes acérées ; c’était la clôture du parc d’Isis-Lodge, elle paraissait interminable et était bordée d’un large fossé d’où s’élevait un bizarre bruit de sanglots ou de vagissements.

 

– Ce que vous entendez là, dit le vieux majordome, ce sont les crocodiles qu’a fait mettre Mr Broom. Une idée à lui, il m’a expliqué que les rois d’Orient gardaient leurs trésors de cette façon-là.

 

John Jarvis et son compagnon ne répondirent pas ; depuis quelques instants, il leur semblait qu’ils venaient de mettre le pied dans un monde étrange et inconnu.

 

Le majordome venait de s’arrêter en face d’une étroite passerelle, qui franchissait le fossé pour aboutir à une petite porte de fer rouillé encastrée dans le mur. Il l’ouvrit, entra et fit signe à ses compagnons de le suivre.

 

Ils se trouvèrent dans un couloir humide où la lampe électrique de Jarvis montra les murailles étincelantes d’une blanche toison de salpêtre. Au bout de trente pas, le vieillard fit signe au détective d’éteindre sa lampe, poussa une porte, et tous trois débouchèrent dans une sorte de grotte dont l’ouverture vivement éclairée par la lune était ornée de gigantesques taureaux à têtes de sphynx, venus sans doute de quelque temple assyrien, placés de chaque côté de l’entrée.

 

Une brume légère, dont les atomes scintillaient comme une poussière d’argent, noyait à demi comme une vague de rêve les arbres du jardin entre lesquels se dressaient la silhouette d’un éléphant de granit arraché aux temples de l’Inde, et le colossal profil d’un sphynx qui dominait les plus vieux arbres de toute sa masse.

 

Plus loin une allée de tulipiers d’où montaient d’embaumants parfums était bordée d’une double rangée de statues de marbre blanc. Vénus, Jupiter, Minerve, toutes les divinités de la Grèce antique, étaient là, et leurs beaux torses nus, couverts de rosée semblaient frissonner d’une vie spectrale et se tachaient d’ombres bleues.

 

D’immenses terrasses ornées de dragons chinois étaient soutenues par des gargouilles gothiques aux masques grimaçants et torturés. Et partout, des démons aux ailes de chauves-souris, des crapauds de bronze ou de porcelaine étaient groupés en fantastiques fontaines dont le bassin était rempli de lotus en fleur. Partout le murmure des eaux courantes et la chanson monotone des jets d’eau ajoutaient aux prestiges de ce jardin magique.

 

John Jarvis demeurait stupéfait de cet amoncellement de merveilles, ensorcelé par le charme qui s’élevait de ce parc fantastique. Quant au Canadien, il éprouvait une étrange impression, presque craintive, il lui semblait qu’il profanait la demeure des fées ou des génies dont on lui avait parlé dans son enfance, au fond des grands bois de son pays où vivent encore les vieilles légendes apportées de la terre de France.

 

Tout à coup il faillit jeter un cri de stupeur ; il lui semblait que d’un bas-relief venait de se détacher un monstre de bronze noir, puis deux, puis trois, et que tous s’approchaient silencieusement avec des mufles aussi hideux que ceux de certaines grandes chauves-souris, la langue pendante, les crocs acérés, les babines injectées de sang.

 

John Jarvis avait mis la main à son browning. Les bêtes de cauchemar avançaient toujours en silence, devenaient de formidables et précises réalités.

 

Le vieux Dane, en même temps qu’il faisait signe à Jarvis de ne pas faire usage de son arme, fit entendre un susurrement presqu’imperceptible. Aussitôt les bêtes s’effacèrent, rentrèrent dans la brume d’où elles étaient sorties.

 

– Rassurez-vous, dit le vieillard à voix basse, avec moi vous n’avez rien à craindre, sans quoi, ils auraient très bien pu vous déchirer à belles dents, en dépit de tous les brownings du monde et cela sans pousser un seul aboiement.

 

– Ce ne sont que des chiens ! murmura le Canadien d’un air de profond soulagement. Ils ont des têtes de diables.

 

– Ce sont tout bonnement des dogues, des mastifs de pure race et admirablement dressés. Ils sont uniques au monde et chacun d’eux a coûté dix mille dollars. Ils n’aboient jamais. Ils savent distinguer au seul flair un voleur de profession et éviter une balle de revolver. Ils ne connaissent que leur maître, moi et Miss Elsie.

 

« Murphy en a très peur, et n’ose jamais s’aventurer de nuit dans le parc. C’est grâce à cette circonstance d’ailleurs, que j’ai pu vous y introduire. Il a essayé plusieurs fois de faire empoisonner ces nobles bêtes, mais on dirait qu’elles savent. Elles sont extrêmement difficiles dans le choix de leur nourriture. Il ne faudrait pas par exemple leur offrir de la viande qui ne fût parfaitement fraîche, et elles ne boiraient pas de l’eau qui ne fût très pure et dans un vase très propre.

 

À ce moment la lune sortit de derrière un nuage, montrant le faîte d’un édifice grandiose qui s’élevait au-dessus des sombres futaies du parc. C’était le château d’Isis-Lodge. L’édifice affectait la forme pyramidale très allongée de certaines pagodes hindoues, et chaque étage en retrait sur le précédent formait un balcon décoré de chimères et de statues.

 

– Vous verrez cela plus tard tout à loisir, dit le vieillard à Jarvis, qui demeurait immobile, cloué sur place par l’admiration. Il y a ici bien d’autres merveilles, ne fût-ce que le grand sphinx de granit noir dans le piédestal duquel s’ouvre la porte du caveau où mon maître sera enseveli et où se trouve le cercueil de platine. Pour le moment il s’agit de pénétrer dans la place ; là nous nous heurterons à des ennemis autrement redoutables que ceux que nous avons rencontrés dans le jardin. Par bonheur, en ce moment, beaucoup de ces coquins doivent dormir.

 

Le vieillard prit une clef dans sa poche et ouvrit précautionneusement une petite porte, mais si peu de bruit qu’il eût fait, c’en fut assez pour réveiller un Noir aux vastes biceps qui, étendu dans un rocking-chair s’était installé de façon à barrer le passage. Il avait saisi le majordome au collet et s’apprêtait à le secouer brutalement lorsqu’il sentit sur son front le froid d’un canon de revolver.

 

– Tu es mort si tu bouges ! lui dit John Jarvis.

 

Le Noir épouvanté bredouilla quelques vagues paroles, mais déjà Floridor lui avait passé les menottes et se mettait en devoir de le bâillonner, enfin il lui attacha solidement les pieds.

 

– Portons-le dans le jardin, conseilla Wilbur Dane.

 

– Les mastifs le mangeront, objecta Floridor.

 

– Ce ne serait pas une grande perte. Mais rassurez-vous, ils ne le mangeront pas, mais ils empêcheront qui que ce soit d’en approcher d’ici demain matin.

 

Le Noir une fois déposé sous un massif, il fut possible aux trois conspirateurs de pénétrer dans un immense vestibule, à la voûte creusée en coupole et soutenue par des cariatides de basalte et de porphyre rouge. À la lueur de sa lampe, John Jarvis admira en passant la mosaïque persane qui couvrait le sol et représentait l’enfer et le paradis selon Mahomet ; l’arbre dont les fruits sont des têtes de démons, les fontaines d’eau bouillante où s’abreuvent les damnés, le pont Al Sirat mince comme le fil d’un cimeterre et qui conduit au paradis, enfin les fleuves aux rives de pierres précieuses, les bosquets enchantés et les belles houris qui d’une perle creuse éclosent chaque matin, éternellement jeunes et éternellement vierges.

 

– Le chemin est libre pour le moment, dit le majordome, où voulez-vous que je vous conduise d’abord ?

 

– Il me semble que le plus pressé est d’aller rassurer et délivrer Miss Elsie.

 

– Soit, mais vous savez qu’il y a un gardien au bas de l’ascenseur, il ne faut pas qu’il ait le temps de donner l’alarme.

 

Ils suivirent un couloir qui les mena à un autre vestibule. À côté de l’ascenseur un second Noir dormait étendu sur une natte et ronflait bruyamment.

 

Avant qu’il eût eu le temps de se réveiller, il était ficelé par les mains expertes de Floridor et mis hors d’état de nuire.

 

L’ascenseur conduisait à un palier où s’ouvrait une seule porte ; c’était celle de l’appartement de Miss Elsie. La clef était sur la serrure, le majordome pénétra avec ses compagnons dans un élégant salon d’attente. Là tous trois se trouvèrent fort embarrassés, nul n’eût osé pénétrer dans la chambre de la jeune fille ; cependant il fallait bien la réveiller et la prévenir. Mais la jeune fille ne dormait pas. Bientôt elle ouvrit la porte de communication en disant d’une voix qui trahissait une immense fatigue : C’est toi Betty ? Où étais-tu donc ?

 

– N’ayez pas peur, Miss, ce n’est pas Betty, mais c’est moi, John Jarvis. Désormais vous êtes en sûreté.

 

La surprise avait donné à la jeune fille une si violente commotion qu’elle porta la main à son cœur en pâlissant et faillit s’évanouir. Elle s’affaissa plutôt qu’elle ne s’assit dans le fauteuil que lui avançait le détective. Elle paraissait égarée, ses mains tremblaient, une lueur de folie brillait dans ses yeux.

 

– Merci, balbutia-t-elle, j’ai tant souffert que j’ai cru perdre la raison. Où est Betty ? il y a deux jours que je ne l’ai pas vue. Qu’en ont-ils fait ?

 

Elle ajouta d’une voix blanche :

 

– J’ai peur qu’ils ne l’aient tuée.

 

– Elsie serait devenue folle, murmura le détective à demi-voix, si elle eût dû subir plus longtemps une pareille torture.

 

Avec toutes sortes de bonnes paroles, John Jarvis la rassura, la calma, parvint à la faire sourire et lui conseilla de se recoucher. Pour qu’elle pût dormir paisiblement il fut convenu que le Canadien passerait la nuit sur un fauteuil du salon d’attente. De cette façon elle n’aurait rien à craindre.

 

– Mais où est Betty, répétait-elle avec obstination.

 

– Vous la verrez demain, nous la retrouverons, je vous le promets, elle s’est sans doute enfuie pour aller chercher du secours.

 

Un peu calmée, un peu consolée, Miss Elsie dont les joues creuses et les yeux cernés faisaient peine à voir, consentit à se recoucher, et le bruit de sa respiration égale à travers la porte demeurée entrouverte apprit au Canadien qu’elle dormait paisiblement.

 

– Toi, ne bouge pas d’ici, lui avait dit John Jarvis, nous, nous allons voir le malade. Le docteur est seul avec lui dans cette aile du bâtiment ; nous avons des chances de nous emparer de lui sans coup férir.

 

Le Canadien avait l’habitude de ne jamais discuter les ordres du détective, il était intimement persuadé que tout ce que décidait ce dernier était bien.

 

Guidé par le majordome, John Jarvis suivit un dédale de couloirs et de paliers décorés de figures coloriées à la façon des hypogées de l’ancienne Égypte, et arriva en face d’une pièce dont la porte entrebâillée laissait filtrer un rayon de lumière. En même temps, un bruit de voix parvint à son oreille, et chose étrange, il sembla au détective que cette voix ne lui était pas inconnue.

 

Il avança prudemment la tête et dans l’intérieur de la chambre un horrible spectacle s’offrit à lui. L’archéologue était étendu sur un lit aux hautes colonnes d’ébène, aux draperies noires brodées d’arabesques d’or ; une lampe d’or en forme d’encensoir suspendue à la voûte ne jetait plus qu’une lueur mourante sur les idoles monstrueuses qui grimaçaient dans tous les coins de la pièce et ce décor d’une imagination maladive et funèbre ajoutait à l’horreur de la scène.

 

Oliver Broom aussi desséché qu’un squelette, les pommettes perçant presque la peau parcheminée, les prunelles vitreuses, paraissait en proie aux affres de l’agonie. Sa barbe de quinze jours, ses draps souillés montraient que ses bourreaux le laissaient mourir dans le plus lamentable état de négligence et d’abandon.

 

Le docteur Murphy – ce ne pouvait être que lui – avait saisi le moribond à la gorge et en même temps il guidait la main de sa victime, terreuse comme celle d’une momie, pour le forcer à signer un document qu’il lui présentait.

 

– Signe donc ou tu vas mourir, répétait-il rageusement.

 

– Non, répondait le mourant d’une voix faible comme un souffle, les doigts crispés dans un suprême effort.

 

– Il faudra bien que tu signes, rugit le misérable en brandissant une tige de fer rougie à blanc qu’il venait de retirer du foyer.

 

– En voilà assez ! s’écria John Jarvis avec indignation.

 

Et il ouvrit brusquement la porte, le browning au poing, visant le docteur entre les deux yeux.

 

– Si tu fais un geste, je tire ! Allons haut les mains.

 

Sous le coup de la surprise l’empoisonneur avait lâché la tige de fer rouge, mais il avait précipitamment saisi parmi les fioles de médicaments un gros vaporisateur.

 

– Allons ! Haut les mains ! répéta le détective.

 

– Pas si vite Mr Jarvis – ou plutôt Mr Todd Marvel. – C’est moi qui pourrais te crier… Haut les mains ! Ce flacon est rempli d’un poison assez puissant – une combinaison d’acide prussique de mon invention – pour que si je presse si peu que ce soit cette poire en caoutchouc, vous soyez tous foudroyés. Ah ! Ah ! on ne me prend pas si facilement que cela moi !…

 

– Klaus Kristian ! murmura le détective épouvanté de ce sang-froid et de cette ruse diaboliques.

 

En dépit de la fausse barbe qui le déguisait, John Jarvis venait de reconnaître la face brutale, l’épaisse carrure du sinistre docteur qu’il avait quelques semaines auparavant forcé de quitter San Francisco[1].

 

Le détective eut un moment d’hésitation, il savait Kristian fort capable de réaliser sa menace.

 

– La situation est tendue, ricana le docteur, goguenard. Un flacon d’acide vaut un browning, et même plusieurs. Il n’y a pas de raison pour que ça finisse… Je propose…

 

Mais Klaus Kristian avait compté sans le vieux majordome qui jusqu’alors s’était dissimulé et qui lentement le mettait en joue.

 

Le claquement sec d’un coup de feu rompit le silence angoissant, Kristian atteint au bras lâcha en jurant le vaporisateur qui alla rouler sur le tapis de haute laine qui couvrait le parquet et Jarvis d’un bond s’en empara.

 

Wilbur Dane tira encore deux fois sur le bandit, mais sans l’atteindre ; avec une agilité qu’on n’eût guère attendue de son embonpoint il s’était rué dans la pièce voisine, en verrouillant la porte derrière lui.

 

D’un coup d’épaule le détective enfonça la porte, la pièce était vide et l’ascenseur le plus proche était descendu. Jarvis essaya de le faire remonter, mais Kristian pour couvrir sa retraite avait eu soin de détraquer le mécanisme d’un coup de marteau.

 

Le détective dut faire usage de l’escalier qui était assez éloigné de là et quand il atteignit le rez-de-chaussée il entendit le roulement d’une auto qui allait en s’éteignant dans le lointain. John Jarvis n’avait aucun moyen de poursuivre le bandit qui sans doute avait gagné une station de chemin de fer et pour l’instant il renonça à une poursuite inutile.

 

Pendant ce temps Wilbur Dane prodiguait en pleurant à son maître, tous les soins en son pouvoir. La présence de son fidèle serviteur, la conviction qu’il était débarrassé de son persécuteur avaient produit dans l’état du malade une subite amélioration. Ses traits s’étaient détendus, son regard avait perdu de sa fixité et il s’était endormi, comme un petit enfant en tenant dans ses mains la main de Wilbur Dane.

 
CHAPITRE III

LE CERCUEIL DE PLATINE

À Isis-Lodge, la journée et la nuit du lendemain se passèrent dans le plus grand calme. Le cuisinier et les autres domestiques engagés par Kristian avaient disparu en même temps que le chef de la bande. Seuls les deux Noirs garrottés par Floridor n’avaient pu prendre la fuite ; ils furent provisoirement enfermés dans un caveau, à la porte solide, aux fenêtres munies de barreaux de fer.

 

John Jarvis qui avait fait sa médecine à l’université de Philadelphie, reconnut avec satisfaction que l’état d’Oliver Broom était loin d’être aussi désespéré qu’il l’avait cru tout d’abord. On pouvait espérer qu’une fois guéri de l’empoisonnement quotidien qu’il avait subi, il reviendrait à la santé. La présence de Miss Elsie lui fut d’ailleurs plus salutaire que n’auraient pu l’être tous les remèdes.

 

Quant à la jeune fille dont les nerfs avaient été terriblement ébranlés, elle avait surtout besoin de repos et de bien-être moral. La disparition de Betty qui malgré toutes les recherches n’avait pu être retrouvée, l’avait vivement affectée. Le détective dut lui promettre solennellement qu’il découvrirait la dévouée chamber maid, pour obtenir qu’elle prît quelque nourriture.

 

Au cours d’une visite minutieuse d’Isis-Lodge que firent Wilbur Dane, John Jarvis et Floridor, ils constatèrent que les malfaiteurs qui avaient été quelque temps les maîtres du château, avaient commencé à en enlever tous les objets de valeur. C’est ainsi que des coupes antiques, des vases et des statuettes d’or, des bijoux historiques avaient disparu.

 

Il fut décidé qu’on n’annoncerait cette mauvaise nouvelle au vieil archéologue que lorsqu’il serait assez fort pour la supporter. L’idée qu’on avait mis au pillage ses chères collections eût suffi pour aggraver son état.

 

Pour la première fois depuis bien longtemps il avait passé une excellente nuit et Jarvis avait jugé qu’on pouvait sans inconvénient lui administrer quelques aliments légers.

 

Le détective sortait de la chambre du malade lorsque Wilbur Dane courut à sa rencontre. Le vieillard levait les bras au ciel d’un air de profonde consternation.

 

– Que se passe-t-il donc ? demanda John Jarvis, devinant quelque nouveau malheur.

 

– On a volé le cercueil de platine ! murmura le vieillard avec accablement, la porte du caveau du Sphynx a été forcée, le cercueil a disparu.

 

– On a donc pénétré dans le parc malgré les chiens ?

 

– Tous morts les mastifs, je viens de retrouver leurs cadavres dans la grotte, et aucun d’eux ne porte de traces de blessure.

 

– Ils ont dû être empoisonnés.

 

– Je me demande comment.

 

– Ne cherchons pas. Il n’y a que Klaus Kristian capable d’un pareil tour de force.

 

– Que me dira Mr Oliver, quand il constatera que j’ai laissé voler les objets auxquels il tenait le plus.

 

– Ce n’est pas de votre faute. Que voulez-vous qu’il vous dise ? Occupons-nous avant tout de rechercher les voleurs et, s’il est possible, de retrouver le cercueil. Faites appeler Floridor, nous allons commencer notre enquête immédiatement.

 

Sitôt qu’il sut de quoi il s’agissait, le Canadien se hâta d’accourir, il portait sous son bras un cahier d’un papier buvard spécial très épais et imprégné d’un sel qui avait la propriété de changer de couleur sous l’action de l’eau. Le papier était orangé, une goutte d’eau y faisait une tache verte.

 

Grâce à cette particularité, il était facile de relever la forme des empreintes de pas, si effacées, si peu humides qu’elles fussent et d’en obtenir un tracé aussi net qu’une impression typographique. Ce papier inventé par John Jarvis devait rendre de grands services dans l’enquête.

 

Wilbur et les deux détectives se dirigèrent vers le Sphynx dont la masse de granit noir, haute d’une vingtaine de mètres s’allongeait majestueusement au bord d’un étang ombragé de hêtres pourprés, de saules pleureurs, et où poussaient les papyrus, les lotus rouges et les nymphéas géants d’Australie, dont la corolle atteint parfois huit mètres de largeur.

 

C’était là le tombeau qu’Oliver Broom s’était choisi.

 

Au pied du soubassement de basalte noir du Sphynx, s’ouvrait une porte de bronze qui donnait accès à une sorte de temple circulaire, où dans des niches carrées se dressaient les statues hiératiques de l’ancienne Égypte. Isis, Osiris, Anubis, Hermès Thot.

 

Au centre quatre fûts de colonnes supportant des lampes et reliés par de lourdes balustrades indiquaient l’entrée d’un escalier qui aboutissait à la crypte proprement dite. C’est là que se dressait le tombeau de marbre noir dans lequel avait été déposé le cercueil de platine.

 

Le tombeau figurait lui-même une bière oblongue supportée par quatre figures voilées.

 

Il avait été facile aux malfaiteurs de soulever le couvercle de marbre qui n’était que posé sans être scellé, mais l’intervention de plusieurs hommes robustes avait dû être nécessaire pour retirer de son alvéole le cercueil de métal dont le poids était considérable.

 

Le détective fit rapidement des constatations pendant que Floridor, à l’aide du papier à réactif, relevait de nombreuses empreintes sur le sable humide des allées.

 

– Il y a, dit le Canadien, une trace large et carrée de grosses bottines à clous qui doit être celle de Klaus Kristian, puis voici des pieds énormes chaussés d’espadrilles – les pieds des Noirs sans doute – et enfin ce que je ne m’explique guère, la trace légère de pantoufles de femme, au pied merveilleusement petit et bien proportionné.

 

– On dirait, murmura Wilbur Dane, avec étonnement, la trace des pas de Miss Elsie. J’en jurerais si je n’étais sûr qu’elle n’a pu venir ici.

 

– Est-elle dans sa chambre ? demanda précipitamment John Jarvis pris d’inquiétude.

 

– Elle dort encore, répondit le Canadien. Je m’en suis informé en passant à Dora la mulâtresse qui va remplacer Betty et j’ai recommandé qu’on ne la réveillât pas.

 

– C’est bien, fit le détective, continuons à suivre les empreintes en ayant soin, autant que possible, de ne pas les effacer.

 

Les pas les conduisirent directement du Sphynx à la grotte ; le sable fin qui couvrait le sol avait gardé la trace d’un objet rectangulaire et pesant qui ne pouvait être que le cercueil.

 

Près de là se trouvaient les corps des mastifs, les pattes raidies, la gueule encore ouverte et les crocs menaçants. Ils paraissaient avoir été foudroyés d’une façon presque instantanée. Jarvis s’en approcha avec précaution et remarqua qu’ils exhalaient une violente odeur d’amandes amères.

 

– L’acide prussique, songea-t-il, c’est la signature du docteur. C’est évidemment lui qui a dirigé l’expédition.

 

Toujours suivant la même piste les détectives traversèrent le corridor souterrain qui aboutissait à la petite porte de fer et à la passerelle du fossé qu’ils franchirent. Sur la berge ils retrouvèrent les traces de pas, mais beaucoup plus nombreux, comme si en cet endroit les bandits avaient reçu du renfort ; puis, dans l’argile molle, de lourdes roues aux pneumatiques cloutés s’étaient pour ainsi dire moulées en creux. L’ornière ainsi creusée se poursuivait tout le long d’une étroite route forestière qui s’enfonçait en plein bois.

 

– Ils ont chargé le cercueil sur un camion automobile, dit Floridor.

 

– Par exemple, déclara le majordome, je me demande où ils ont pu aller en suivant cette route ; elle n’aboutit qu’à des marais infranchissables qui communiquent avec le Mississippi.

 

Ils se remirent silencieusement en chemin. Au bout de deux heures d’une marche fatigante ils atteignirent une éclaircie d’où l’on apercevait les eaux majestueuses du fleuve. Une forêt de roseaux entourait des flaques où s’ébattaient des grenouilles géantes et de petits crocodiles, vifs comme des lézards de muraille. Une camionnette gisait au milieu des hautes herbes, enfoncée dans la boue jusqu’aux essieux.

 

– Je ne comprends plus, déclara le détective. Les voleurs n’ont pu transporter la lourde boîte de platine sur ce terrain mouvant où il est déjà difficile de marcher sans enfoncer jusqu’à la cheville.

 

– Ils ont pu décharger le cercueil chemin faisant et conduire la camionnette jusqu’ici pour égarer nos recherches, objecta Floridor.

 

– C’est impossible, j’ai suivi attentivement la piste, ils n’ont pas fait halte une seule fois. Regardez d’ailleurs la boue molle du marécage n’a gardé qu’une seule empreinte de pas, ceux du Noir chargé d’amener la voiture jusqu’ici. Alors une conclusion s’impose, c’est qu’il n’y avait rien dans la camionnette. Nous nous sommes lourdement trompés.

 

Il fallut retourner en hâte à Isis-Lodge. En arrivant au fossé, John Jarvis s’arrêta et pendant quelque temps étudia avec une minutieuse attention la passerelle de fer.

 

– Les plaques de métal sont rouillées jusqu’à l’âme, remarqua-t-il, c’est merveille qu’il ne se soit pas encore produit quelqu’accident. Jamais plusieurs hommes lourdement chargés n’ont pu passer par ici. Ce n’est pas par ce chemin que le cercueil de platine a pu sortir du parc.

 

– On ne l’a pourtant pas hissé par-dessus la muraille, fit observer le majordome.

 

Le détective ne répondit pas. Il se livrait à tout un travail de déduction. Il suivit Wilbur Dane qui venait d’ouvrir la petite porte et se trouva dans le corridor souterrain qui aboutissait à la grotte. Il avait ouvert sa lanterne électrique et le corps plié en deux scrutait attentivement le sol couvert de sable fin.

 

Brusquement il fit halte en frappant du pied la terre.

 

– Le cercueil est là ! déclara-t-il.

 

Floridor écarquillait les yeux avec stupeur. Très ému quoiqu’encore incrédule, le vieux majordome était allé chercher une bêche. Il revint l’instant d’après et se mit à creuser le sable à l’endroit indiqué par John Jarvis. Au bout de cinq minutes de travail, l’outil rencontra un corps dur qui rendit un son mat… Le cercueil était bien là, Wilbur Dane eut vite fait d’en dégager le couvercle. Le vieux majordome ne se sentait pas de joie ; pour un peu il eût embrassé le détective.

 

– M’expliquerez-vous maintenant, comment vous avez pu deviner la cachette ? lui demanda-t-il.

 

– De la façon la plus simple du monde. Puisque les voleurs n’avaient pu emporter le cercueil, il fallait qu’il fût dans le parc. Ils se sont vite aperçus qu’il n’était pas d’un transport commode et ils se sont décidés à le changer simplement de place, pour revenir le chercher plus tard, avec l’outillage nécessaire. La camionnette était destinée à nous donner le change, à nous lancer sur une fausse piste et peut-être à nous faire perdre du temps. En rentrant dans ce corridor, j’ai remarqué qu’une partie du sable n’était pas tout à fait de la même couleur que l’autre, comme s’il avait été fraîchement retourné et ratissé. Il n’était pas difficile de conclure.

 

« Cependant cette affaire laisse encore bien des points obscurs. Le caveau ne présente aucune trace d’effraction. La porte de bronze a donc été ouverte avec une clef. Qui détenait cette clef ?

 

– Mr Oliver lui-même, il la déposait ordinairement dans un tiroir à secret de son bureau, mais, je connaissais la cachette et Miss Elsie également.

 

– Le bureau n’a pas été forcé.

 

– Je suis encore entré ce matin dans le cabinet de travail, je n’ai rien remarqué d’anormal.

 

– Il faut absolument que je voie Miss Elsie. Elle nous fournira peut-être quelque précieux indice.

 

Comme ils rentraient dans le château, ils aperçurent la mulâtresse Dora, la femme de chambre qui remplaçait provisoirement Betty.

 

– Priez Miss Elsie de venir me parler, dit le détective.

 

– Miss Elsie, s’écria la mulâtresse avec étonnement, mais vous savez bien qu’elle est partie depuis deux heures. Vous avez envoyé votre auto la chercher.

 

John Jarvis reçut le coup en plein cœur. Floridor et Wilbur Dane se regardèrent atterrés.

 

Le détective était devenu d’une pâleur mortelle.

 

– Que dites-vous là ? balbutia-t-il. Partie ! Miss Elsie serait partie ! mais dans quelle direction ?

 

– Elle ne l’a pas dit.

 

– Klaus Kristian l’a enlevée ! C’est clair !

 

« Pendant que nous suivions bêtement la piste des voleurs du cercueil, il faisait du cent cinquante à l’heure sur la grand-route, avec ma propre voiture, en emportant sa proie.

 

– Il y a peut-être dans toute cette affaire quelque malentendu qui s’expliquera, dit timidement Floridor.

 

– Mais non ! je suis malheureusement trop sûr de ce que j’avance…

 

Puis se tournant vers Dora qui ne comprenait pas grand-chose à cette scène.

 

– Dites-moi exactement tout ce que vous savez !

 

– Il est maintenant midi, il y a donc deux heures que votre auto s’est arrêtée en face du château. Elle était conduite par le domestique de Mr Melvil, l’hôtelier de Clairmount.

 

« Il paraît que vous avez envoyé quelqu’un demander votre voiture, dont vous disiez avoir besoin à Isis-Lodge pour Miss Elsie.

 

– Et l’hôtelier n’a fait aucune objection ?

 

– Il ne savait pas, il se méfiait d’autant moins qu’il vous savait au château. Quand la voiture est arrivée, je suis venu prévenir Miss qu’on l’attendait. Elle n’a rien répondu.

 

« Elle s’est habillée très vite, et elle est descendue immédiatement et elle est montée en voiture sans donner d’explication et sans dire adieu à personne. Puis l’auto est partie.

 

– Dans quelle direction, vers Clairmount ?

 

– Non de l’autre côté, vers le sud.

 

John Jarvis serrait les poings en proie à une muette exaspération.

 

– Je suis responsable de tout ce qui arrive, se disait-il. Si je n’avais pas eu la faiblesse de relâcher Klaus Kristian, quand je le tenais en mon pouvoir, nous n’en serions pas là…

 

« Mais, regrets ou remords n’avancent à rien, il faut agir !

 

« Wilbur, ajouta-t-il à haute voix, faites-moi promptement préparer une autre voiture. Vous n’en manquez pas à Isis-Lodge ?

 

– Il y en a cinq dans le garage. Je vais vous donner une Rolls Royce presque aussi belle que la vôtre.

 

– Bon, et surtout pas un mot de tout cela à Mr Oliver Broom avant mon retour, il est inutile de le chagriner inutilement. D’ailleurs je ramènerai peut-être Miss Elsie.

 

Le vieux majordome hocha la tête avec mélancolie.

 

– Je n’ose l’espérer, murmura-t-il, les bandits ont trop d’avance. Enfin, je vous promets de ne rien dire à Mr Oliver avant votre retour.

 

– Même si mon absence se prolonge.

 

– C’est promis.

 

Tous trois descendirent au garage où John Jarvis tint à s’assurer par lui-même du parfait fonctionnement des organes du moteur et de la présence de pièces de rechange dans les coffres.

 

Les deux détectives prirent congé de Wilbur Dane en promettant de lui télégraphier dès qu’ils auraient du nouveau, John Jarvis s’était assis à côté de Floridor qui, suivant son habitude, avait pris le volant.

 

– Où allons-nous ? demanda Floridor.

 

– À Clairmount.

 

– Nous allons perdre du temps.

 

– Non, car tu feras en sorte que nous y soyons dans cinq minutes et nous trouverons peut-être là des indices précieux.

 

Floridor avait saisi le levier de changement de direction, l’auto fila comme une fusée. Clairmount fut atteint en quatre minutes.

 

Mr Melvil, l’hôtelier auquel avait été confiée la garde de l’auto volée parut fort surpris.

 

– Comment aurai-je pu avoir quelque soupçon ? s’écria-t-il, le Noir qui est venu me demander de faire conduire l’auto à Isis-Lodge, portait la livrée de Mr Oliver Broom, de couleur violet foncé, avec des boutons d’argent figurant des scarabées.

 

– C’est un des Noirs qui ont pris la fuite avant-hier en même temps que Klaus Kristian, expliqua Floridor.

 

– Je ne pouvais pas le deviner. Puis on me demandait de faire conduire la voiture à Isis-Lodge. Si c’eût été dans quelque autre endroit, je m’y serais peut-être opposé : mais dans ce cas… Tout le monde en eût fait autant à ma place.

 

– J’en conviens, avoua John Jarvis.

 

– Ce que vous venez de m’apprendre, reprit Mr Melvil, me cause de grandes inquiétudes au sujet de mon domestique à moi qui s’est chargé de conduire la voiture, c’est un garçon de confiance que j’emploie depuis six ans, je crains bien que les bandits ne lui aient fait un mauvais parti.

 

– Le Noir en livrée n’est donc pas monté avec votre domestique.

 

– Non, sa commission faite, il est parti à pied comme il était venu.

 

– Et vous ne pourriez nous donner aucun renseignement sur l’itinéraire qu’ont pu suivre les bandits qui emportent Miss Elsie ?

 

– Avec votre voiture, ils n’ont pu suivre qu’une route, celle qui va de Clairmount à Monroë, c’est la seule qui soit réellement carrossable, toutes les autres dans un large périmètre, sont ou trop étroites et mal empierrées ou pleines de fondrières, à cause des marécages.

 

– Voulez-vous vous charger de télégraphier à la police de Monroë, en donnant le signalement de Miss Elsie et la description de la voiture ?

 

– Très volontiers.

 

– Prévenez aussi le coroner. Nous, nous allons tâcher de les rattraper.

 

– Ils ont trop d’avance et à moins qu’ils n’aient eu une panne…

 

– C’est notre seule chance ; nous devons la courir. Adieu !

 

Les deux détectives avaient déjà repris place dans leurs baquets. La course vertigineuse recommença. Ils passèrent comme un ouragan devant les coupoles dorées d’Isis-Lodge.

 

– Stop ! commanda tout à coup John Jarvis.

 

Il montrait à Floridor une forme sombre étendue sur le talus de la route. En approchant, ils distinguèrent le cadavre d’un Noir, autour duquel bourdonnaient déjà des milliers de mouches.

 

Le Canadien mit pied à terre et se pencha vers le corps, mais il remonta bientôt, la physionomie toute bouleversée.

 

– C’est le cadavre du domestique de Mr Melvil, murmura-t-il, la poitrine du pauvre diable est lardée de coups de couteau.

 

– Klaus Kristian nous payera tout cela en une seule fois, grommela le détective, navré de cette macabre rencontre.

 

– Il y a quelque chose qui m’intrigue, demanda le Canadien qui avait remis le moteur en marche… qui a pu donner l’ordre au domestique de Mr Melvil de se diriger vers Monroë, sur cette route où les bandits l’attendaient. Ce n’est pourtant pas Miss Elsie ?

 

John Jarvis ne répondit pas, sa physionomie s’était rembrunie. Il ne prononça pas un mot jusqu’à ce qu’on atteignît un village situé à une dizaine de milles de Clairmount.

 

Floridor ne s’arrêta que juste le temps de se renseigner près d’une vieille mulâtresse qui triait des graines sur le pas de sa porte…

 

– Il a passé une voiture aussi belle que la vôtre, expliqua-t-elle en zézayant…

 

– Quand cela ? demanda John Jarvis, avec impatience.

 

– Il y a une demi-heure. Les pauvres gens étaient bien malheureux. Il y avait quelque chose de cassé dans leur mécanique, et il a fallu beaucoup de temps pour la réparer.

 

– Combien étaient-ils ? bredouilla le détective.

 

– Trois, une jeune dame, un gros gentleman et un Noir…

 

John Jarvis n’en voulut pas entendre davantage, il était fou de joie.

 

– Nous les tenons ! cria-t-il. En avant Floridor ! Merci la vieille !…

 

Et il lança une poignée de dollars d’or dans le tablier de la mulâtresse ébahie, au moment même où la Rolls Royce bondissant comme un être humain, s’élançait à l’assaut de l’horizon, dans un vent de furieuse vitesse.

 

Dix minutes passèrent, à droite et à gauche les arbres de la route semblaient fuir dans une débandade panique. Les deux détectives avaient l’impression d’être absorbés par le long ruban rouge de la route, avec la même puissance qu’un grain de poussière est humé et avalé par un ventilateur de grande puissance.

 

– Une tache noire, tout là-bas ! hurla Floridor avec enthousiasme. Ce sont eux ! Nous les aurons !

 

Cinq minutes encore.

 

– C’est bien mon auto, fit Jarvis, mais ils ne vont pas vite.

 

– On dirait presque qu’ils sont arrêtés.

 

– Ils ne bougent pas. Ce doit être une panne !…

 

– Tenons nos armes prêtes, ils vont nous tirer dessus, ils doivent s’être cachés.

 

L’auto stoppa à dix pas de l’autre voiture immobilisée au milieu de la route. Les deux détectives sautèrent à terre le browning au poing et s’approchèrent avec prudence de l’auto ennemie.

 

Elle était vide, complètement vide, et de plus, un des pneus était crevé et la magnéto était hors d’usage.

 

– Nous sommes refaits, soupira John Jarvis avec accablement.

 

Un vrombissement d’hélice se fit entendre, pareil au faux bourdon d’un insecte colossal. Les deux détectives levèrent la tête. Au-dessus d’eux un aéroplane d’une blancheur immaculée s’enfonçait comme un grand oiseau dans l’azur profond du ciel.

 

Au bout de quelques instants, il prit de la hauteur et bientôt il disparut vers le sud…

 

John Jarvis était demeuré immobile, comme frappé de la foudre.

 

Moins ému Floridor s’était emparé précipitamment d’une jumelle et l’avait braquée vers l’aéro.

 

– Miss Elsie est à bord, murmura-t-il au bout d’un instant, elle est perdue, définitivement perdue…

 

La mort dans l’âme, les deux détectives gagnèrent la ville de Monroë. Des informations qu’ils recueillirent plutôt par acquit de conscience que dans l’espoir de trouver une piste, il résulta que, le matin même, un inconnu dont le signalement répondait à celui de Klaus Kristian, avait acheté et payé comptant à un constructeur de la ville un biplan neuf d’un modèle particulièrement soigné.

 

John Jarvis et Floridor regagnèrent Isis-Lodge, en proie au découragement le plus profond.

 

Le vieux majordome Wilbur Dane, qu’un télégramme avait mis au courant, les attendait dans le vestibule. Silencieusement, il les introduisit dans un petit salon qui donnait sur les jardins. Le vieillard lui aussi était atterré.

 

– Avant tout, fit-il en tirant de sa poche une mignonne pantoufle de velours brodée de perles, il faut que je vous mette au courant d’une découverte que j’ai faite en votre absence.

 

« Vous aviez cru remarquer, mêlée aux traces des voleurs du cercueil de platine, l’empreinte des pantoufles de Miss Elsie. Vous ne vous étiez pas trompé.

 

Et étalant sur la table une des feuilles de papier chimique qui avaient servi à relever les empreintes :

 

– Voyez, ajouta-t-il, les contours coïncident exactement. Il est presque impossible de n’en pas déduire que c’est Miss Elsie qui après s’être emparée de la clef, dont elle connaissait la cachette, s’en est servie pour ouvrir aux bandits la porte de la crypte.

 

– Je ne puis pas croire une chose pareille ! s’écria John Jarvis. C’est déconcertant. Il y a là-dessous quelque diabolique combinaison dont le secret nous échappe…

 

– Il fallait que je vous dise cela, reprit le vieillard avec mélancolie. Maintenant, il s’agit de prendre une décision au sujet de Mr Oliver. Je crains que la nouvelle de la disparition de Miss Elsie ne lui porte un coup fatal.

 

– Il ne sait rien encore, dit le Canadien. Ne pourrait-on supposer que Mr Rabington sérieusement malade a rappelé sa pupille par télégramme et que celle-ci pour obéir aux recommandations du médecin n’a pas voulu troubler le sommeil de Mr Oliver…

 

– Le mensonge est trop grossier ! interrompit John Jarvis.

 

La porte s’était brusquement ouverte… Oliver Broom, encore très faible, le visage parcheminé comme celui des momies de son musée, mais le regard plus vif qu’on n’eût pu s’y attendre après sa longue maladie, venait d’entrer, appuyé sur une canne d’ivoire, drapé d’une ample robe de velours qui ajoutait au caractère hallucinant de sa face décharnée.

 

– Ne cherchez plus, fit-il d’une petite voix bizarrement cristalline, je vous remercie tous les trois de l’intérêt que vous portez à ma santé, mais, grâce à l’indiscrétion d’un domestique je suis au courant de tout.

 

« Je vais mieux, Dieu merci ! et sans être complètement guéri, je suis en pleine possession de mon énergie. Je ferai ce qu’il faut pour retrouver Elsie. Ne vous désolez pas, ne vous affolez pas. Pour conquérir l’empire des affaires, j’ai livré de plus dures batailles.

 

« Je vais raisonner en homme pratique, en simple business-man. Que veulent les ravisseurs d’Elsie ? Des dollars. J’en donnerai autant qu’il en faudra. Ce n’est pas pour une autre cause qu’on l’a enlevée, croyez-le bien… »

 

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La façon dont le vieux roi de l’acier envisageait les choses avait momentanément rendu bon espoir à John Jarvis, mais une semaine s’écoula, sans qu’aucune proposition de rançon parvînt à Isis-Lodge.

 

Vainement le pays fut fouillé par une armée de détectives, vainement des sommes énormes furent dépensées. De même que sa femme de chambre Betty, Miss Elsie demeura introuvable.
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