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THéRèSE RAQUIN-CHAP28-29

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Illustration: Publicité pour Thérèse Raquin - ca 1877 - Domaine public
Musiques : - Erik Satie - Gnossienne no 1 - licence Creative Commons
- Erik Satie - gymnopedies - la 1 ere. lent et douloureux Interprétation: Agathe Laforge - Domaine public - Handel - Organ Concerto - Op. 7 No. 1 - HWV 306 - 2. Adagio - Interprétation: Advent Chamber Orchestra with David Schrader Organ - licence Creative Commons

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Texte ou Biographie de l'auteur

Thérèse Raquin

Chapitre 28

Depuis deux mois, Thérèse et Laurent se débattaient dans les angoisses de leur union. Ils souffraient l'un par l'autre. Alors la haine monta lentement en eux, ils finirent par se jeter des regards de colère, pleins de menaces sourdes.

La haine devait forcément venir. Ils s'étaient aimés comme des brutes, avec une passion chaude, toute de sang ; puis, au milieu des énervements du crime, leur amour était devenu de la peur, et ils avaient éprouvé une sorte d'effroi physique de leurs baisers ; aujourd'hui, sous la souffrance que le mariage, que la vie en commun leur imposait, ils se révoltaient et s'emportaient.

Ce fut une haine atroce, aux éclats terribles. Ils sentaient bien qu'ils se gênaient l'un l'autre ; ils se disaient qu'ils mèneraient une existence tranquille, s'ils n'étaient pas toujours là face à face. Quand ils étaient en présence, il leur semblait qu'un poids énorme les étouffait, et ils auraient voulu écarter ce poids, l'anéantir ; leurs lèvres se pinçaient, des pensées de violence passaient dans leurs yeux clairs, il leur prenait des envies de s'entre-dévorer.

Au fond, une pensée unique les rongeait : ils s'irritaient contre leur crime, ils se désespéraient d'avoir à jamais troublé leur vie. De là venaient toute leur colère et toute leur haine. Ils sentaient que le mal était incurable, qu'ils souffriraient jusqu'à leur mort du meurtre de Camille, et cette idée de perpétuité dans la souffrance les exaspérait. Ne sachant sur qui frapper, ils s'en prenaient à eux-mêmes, ils s'exécraient.

Ils ne voulaient pas reconnaître tout haut que leur mariage était le châtiment fatal du meurtre ; ils se refusaient à entendre la voix intérieure qui leur criait la vérité, en étalant devant eux l'histoire de leur vie. Et pourtant, dans les crises d'emportement qui les secouaient, ils lisaient chacun nettement au fond de leur colère, ils devinaient les fureurs de leur être égoïste qui les avait poussés à l'assassinat pour contenter ses appétits, et qui ne trouvait dans l'assassinat qu'une existence désolée et intolérable. Ils se souvenaient du passé, ils savaient que leur espérance trompée de luxure et de bonheur paisible les amenait seule aux remords ; s'ils avaient pu s'embrasser en paix et vivre en joie, ils n'auraient point pleuré Camille, ils se seraient engraissés de leur crime. Mais leur corps s'était révolté, refusant le mariage, et ils se demandaient avec terreur où allaient les conduire l'épouvante et le dégoût. Ils n'apercevaient qu'un avenir effroyable de douleur, qu'un dénouement sinistre et violent. Alors, comme deux ennemis qu'on aurait attachés ensemble et qui feraient de vains efforts pour se soustraire à cet embrassement forcé, ils tendaient leurs muscles et leurs nerfs, ils se raidissaient sans parvenir à se délivrer. Puis, comprenant que jamais ils n'échapperaient à leur étreinte, irrités par les cordes qui leur coupaient la chair, écœurés de leur contact, sentant à chaque heure croître leur malaise, oubliant qu'ils s'étaient eux-mêmes liés l'un à l'autre, et ne pouvant supporter leurs liens un instant de plus, ils s'adressaient des reproches sanglants, ils essayaient de souffrir moins, de panser les blessures qu'ils se faisaient, en s'injuriant, en s'étourdissant de leurs cris et de leurs accusations.

Chaque soir une querelle éclatait. On eût dit que les meurtriers cherchaient des occasions pour s'exaspérer, pour détendre leurs nerfs roidis. Ils s'épiaient, se tâtaient du regard, fouillant leurs blessures, trouvant le vif de chaque plaie, et prenant une âcre volupté à se faire crier de douleur. Ils vivaient ainsi au milieu d'une irritation continuelle, las d'eux-mêmes, ne pouvant plus supporter un mot, un geste, un regard, sans souffrir et sans délirer. Leur être entier se trouvait préparé pour la violence ; la plus légère impatience, la contrariété la plus ordinaire grandissaient d'une façon étrange dans leur organisme détraqué, et devenaient tout d'un coup grosses de brutalité. Un rien soulevait un orage qui durait jusqu'au lendemain. Un plat trop chaud, une fenêtre ouverte, un démenti, une simple observation suffisaient pour les pousser à de véritables crises de folie. Et toujours, à un moment de la dispute, ils se jetaient le noyé à la face. De parole en parole, ils en arrivaient à se reprocher la noyade de Saint-Ouen ; alors ils voyaient rouge, ils s'exaltaient jusqu'à la rage. C'étaient des scènes atroces, des étouffements, des coups, des cris ignobles, des brutalités honteuses. D'ordinaire, Thérèse et Laurent s'exaspéraient ainsi après le repas ; ils s'enfermaient dans la salle à manger pour que le bruit de leur désespoir ne fût pas entendu. Là, ils pouvaient se dévorer à l'aise, au fond de cette pièce humide, de cette sorte de caveau que la lampe éclairait de lueurs jaunâtres. Leurs voix, au milieu du silence et de la tranquillité de l'air, prenaient des sécheresses déchirantes. Et ils ne cessaient que lorsqu'ils étaient brisés de fatigue ; alors seulement ils pouvaient aller goûter quelques heures de repos. Leurs querelles devinrent comme un besoin pour eux, comme un moyen de gagner le sommeil en hébétant leurs nerfs.

Mme Raquin les écoutait. Elle était là sans cesse, dans son fauteuil, les mains pendantes sur les genoux, la tête droite, la face muette. Elle entendait tout, et sa chair morte n'avait pas un frisson. Ses yeux s'attachaient sur les meurtriers avec une fixité aiguë. Son martyre devait être atroce. Elle sut ainsi, détail par détail, les faits qui avaient précédé et suivi le meurtre de Camille, elle descendit peu à peu dans les saletés et les crimes de ceux qu'elle avait appelés ses chers enfants.

Les querelles des époux la mirent au courant des moindres circonstances, étalèrent devant son esprit terrifié, un à un, les épisodes de l'horrible aventure. Et à mesure qu'elle pénétrait plus avant dans cette boue sanglante, elle criait grâce, elle croyait toucher le fond de l'infamie, et il lui fallait descendre encore. Chaque soir elle apprenait quelque nouveau détail. Toujours l'affreuse histoire s'allongeait devant elle ; il lui semblait qu'elle était perdue dans un rêve d'horreur qui n'aurait pas de fin. Le premier aveu avait été brutal et écrasant, mais elle souffrait davantage de ces coups répétés, de ces petits faits que les époux laissaient échapper au milieu de leur emportement et qui éclairaient le crime de lueurs sinistres. Une fois par jour, cette mère entendait le récit de l'assassinat de son fils, et, chaque jour, ce récit devenait plus épouvantable, plus circonstancié, et était crié à ses oreilles avec plus de cruauté et d'éclat.

Parfois, Thérèse était prise de remords, en face de ce masque blafard sur lequel coulaient silencieusement de grosses larmes. Elle montrait sa tante à Laurent, le conjurant du regard de se taire.

« Eh ! laisse donc ! criait celui-ci avec brutalité, tu sais bien qu'elle ne peut pas nous livrer… Est-ce que je suis plus heureux qu'elle, moi ?… Nous avons son argent, je n'ai pas besoin de me gêner. »

Et la querelle continuait, âpre, éclatante, tuant de nouveau Camille. Ni Thérèse ni Laurent n'osaient céder à la pensée de pitié qui leur venait parfois, d'enfermer la paralytique dans sa chambre, lorsqu'ils se disputaient, et de lui éviter ainsi le récit du crime. Ils redoutaient de s'assommer l'un l'autre, s'ils n'avaient plus entre eux ce cadavre à demi vivant. Leur pitié cédait devant leur lâcheté, ils imposaient à Mme Raquin des souffrances indicibles, parce qu'ils avaient besoin de sa présence pour se protéger contre leurs hallucinations.

Toutes leurs disputes se ressemblaient et les amenaient aux mêmes accusations. Dès que le nom de Camille était prononcé, dès que l'un d'eux accusait l'autre d'avoir tué cet homme, il y avait un choc effrayant.

Un soir, à dîner, Laurent, qui cherchait un prétexte pour s'irriter, trouva que l'eau de la carafe était tiède ; il déclara que l'eau tiède lui donnait des nausées, et qu'il en voulait de la fraîche.

« Je n'ai pu me procurer de la glace, répondit sèchement Thérèse.

– C'est bien, je ne boirai pas, reprit Laurent.

– Cette eau est excellente.

– Elle est chaude et a un goût de bourbe. On dirait de l'eau de rivière. »

Thérèse répéta :

« De l'eau de rivière… »

Et elle éclata en sanglots. Un rapprochement d'idées venait d'avoir lieu dans son esprit.

« Pourquoi pleures-tu ? demanda Laurent, qui prévoyait la réponse et qui pâlissait.

– Je pleure, sanglota la jeune femme, je pleure parce que… tu le sais bien… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! c'est toi qui l'as tué.

– Tu mens ! cria l'assassin avec véhémence, avoue que tu mens… Si je l'ai jeté à la Seine, c'est que tu m'as poussé à ce meurtre.

– Moi ! moi !

– Oui, toi !… Ne fais pas l'ignorante, ne m'oblige pas à te faire avouer de force la vérité. J'ai besoin que tu confesses ton crime, que tu acceptes ta part dans l'assassinat. Cela me tranquillise et me soulage.

– Mais ce n'est pas moi qui ai noyé Camille.

– Si, mille fois si, c'est toi !… Oh ! tu feins l'étonnement et l'oubli. Attends, je vais rappeler tes souvenirs. »

Il se leva de table, se pencha vers la jeune femme, et, le visage en feu, lui cria dans la face :

« Tu étais au bord de l'eau, tu te souviens, et je t'ai dit tout bas : “Je vais le jeter à la rivière.” Alors tu as accepté, tu es entrée dans la barque… Tu vois bien que tu l'as assassiné avec moi.

– Ce n'est pas vrai… J'étais folle, je ne sais plus ce que j'ai fait, mais je n'ai jamais voulu le tuer. Toi seul as commis le crime. »

Ces dénégations torturaient Laurent. Comme il le disait, l'idée d'avoir une complice le soulageait, il aurait tenté, s'il l'avait osé, de se prouver à lui-même que toute l'horreur du meurtre retombait sur Thérèse. Il lui venait des envies de battre la jeune femme pour lui faire confesser qu'elle était la plus coupable.

Il se mit à marcher de long en large, criant, délirant, suivi par les regards fixes de Mme Raquin.

« Ah ! la misérable ! la misérable ! balbutiait-il d'une voix étranglée, elle veut me rendre fou… Eh ! n'es-tu pas montée un soir dans ma chambre comme une prostituée, ne m'as-tu pas soûlé de tes caresses pour me décider à te débarrasser de ton mari ? Il te déplaisait, il sentait l'enfant malade, me disais-tu lorsque je venais te voir ici… Il y a trois ans, est-ce que je pensais à tout cela, moi ? Est-ce que j'étais un coquin ? Je vivais tranquille, en honnête homme, ne faisant de mal à personne. Je n'aurais pas écrasé une mouche.

– C'est toi qui as tué Camille, répéta Thérèse avec une obstination désespérée qui faisait perdre la tête à Laurent.

– Non, c'est toi, je te dis que c'est toi, reprit-il avec un éclat terrible… Vois-tu, ne m'exaspère pas, cela pourrait mal finir… Comment, malheureuse, tu ne te rappelles rien ! Tu t'es livrée à moi comme une fille, là, dans la chambre de ton mari ; tu m'y as fait connaître des voluptés qui m'ont affolé. Avoue que tu avais calculé tout cela, que tu haïssais Camille, et que depuis longtemps tu voulais le tuer. Tu m'as sans doute pris pour amant afin de me heurter contre lui et de le briser.

– Ce n'est pas vrai… C'est monstrueux ce que tu dis là… Tu n'as pas le droit de me reprocher ma faiblesse. Je puis dire, comme toi, qu'avant de te connaître, j'étais une honnête femme qui n'avait jamais fait de mal à personne. Si je t'ai rendu fou, tu m'as rendue plus folle encore. Ne nous disputons pas, entends-tu, Laurent… J'aurais trop de choses à te reprocher.

– Qu'aurais-tu donc à me reprocher ?

– Non, rien… Tu ne m'as pas sauvée de moi-même, tu as profité de mes abandons, tu t'es plu à désoler ma vie… Je te pardonne tout cela… Mais, par grâce, ne m'accuse pas d'avoir tué Camille. Garde ton crime pour toi, ne cherche pas à m'épouvanter davantage. »

Laurent leva la main pour frapper Thérèse au visage :

« Bats-moi, j'aime mieux ça, ajouta-t-elle, je souffrirai moins. »

Et elle tendit la face. Il se retint, il prit une chaise et s'assit à côté de la jeune femme.

« Écoute, lui dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre calme, il y a de la lâcheté à refuser ta part du crime. Tu sais parfaitement que nous l'avons commis ensemble, tu sais que tu es aussi coupable que moi. Pourquoi veux-tu rendre ma charge plus lourde en te disant innocente ? Si tu étais innocente, tu n'aurais pas consenti à m'épouser. Souviens-toi des deux années qui ont suivi le meurtre. Désires-tu tenter une épreuve ? Je vais aller tout dire au procureur impérial, et tu verras si nous ne serons pas condamnés l'un et l'autre. »

Ils frissonnèrent, et Thérèse reprit :

« Les hommes me condamneraient peut-être, mais Camille sait bien que tu as tout fait… Il ne me tourmente pas la nuit comme il te tourmente.

– Camille me laisse en repos, dit Laurent pâle et tremblant, c'est toi qui le vois passer dans tes cauchemars, je t'ai entendue crier.

– Ne dis pas cela, s'écria la jeune femme avec colère, je n'ai pas crié, je ne veux pas que le spectre vienne. Oh, je comprends, tu cherches à le détourner de toi… je suis innocente, je suis innocente ! »

Ils se regardèrent terrifiés, brisés de fatigue, craignant d'avoir évoqué le cadavre du noyé. Leurs querelles finissaient toujours ainsi ; ils protestaient de leur innocence, ils cherchaient à se tromper eux-mêmes pour mettre en fuite les mauvais rêves. Leurs continuels efforts tendaient à rejeter à tour de rôle la responsabilité du crime, à se défendre comme devant un tribunal, en faisant mutuellement peser sur eux les charges les plus graves. Le plus étrange était qu'ils ne parvenaient pas à être dupes de leurs serments, qu'ils se rappelaient parfaitement tous deux les circonstances de l'assassinat. Ils lisaient des aveux dans leurs yeux, lorsque leurs lèvres se donnaient des démentis. C'étaient des mensonges puérils, des affirmations ridicules, la dispute toute de mots de deux misérables qui mentaient pour mentir, sans pouvoir se cacher qu'ils mentaient. Successivement, ils prenaient le rôle d'accusateur, et, bien que jamais le procès qu'ils se faisaient n'eût amené un résultat, ils le recommençaient chaque soir avec un acharnement cruel. Ils savaient qu'ils ne se prouveraient rien, qu'ils ne parviendraient pas à effacer le passé, et ils tentaient toujours cette besogne, ils revenaient toujours à la charge, aiguillonnés par la douleur et l'effroi, vaincus à l'avance par l'accablante réalité. Le bénéfice le plus net qu'ils tiraient de leurs disputes était de produire une tempête de mots et de cris dont le tapage les étourdissait un moment.

Et tant que duraient leurs emportements, tant qu'ils s'accusaient, la paralytique ne les quittait pas du regard. Une joie ardente luisait dans ses yeux, lorsque Laurent levait sa large main sur la tête de Thérèse.


Chapitre 29

Une nouvelle phase se déclara. Thérèse, poussée à bout par la peur, ne sachant où trouver une pensée consolante, se mit à pleurer le noyé tout haut devant Laurent.

Il y eut un brusque affaissement en elle. Ses nerfs trop tendus se brisèrent, sa nature sèche et violente s'amollit. Déjà elle avait eu des attendrissements pendant les premiers jours du mariage. Ces attendrissements revinrent, comme une réaction nécessaire et fatale. Lorsque la jeune femme eut lutté de toute son énergie nerveuse contre le spectre de Camille, lorsqu'elle eut vécu pendant plusieurs mois sourdement irritée, révoltée contre ses souffrances, cherchant à les guérir par les seules volontés de son être, elle éprouva tout d'un coup une telle lassitude qu'elle plia et fut vaincue. Alors, redevenue femme, petite fille même, ne se sentant plus la force de se roidir, de se tenir fiévreusement debout en face de ses épouvantes, elle se jeta dans la pitié, dans les larmes et les regrets, espérant y trouver quelque soulagement. Elle essaya de tirer parti des faiblesses de chair et d'esprit qui la prenaient ; peut-être le noyé, qui n'avait pas cédé devant ses irritations, céderait-il devant ses pleurs. Elle eut ainsi des remords par calcul, se disant que c'était sans doute le meilleur moyen d'apaiser et de contenter Camille. Comme certaines dévotes, qui pensent tromper Dieu et en arracher un pardon en priant des lèvres et en prenant l'attitude humble de la pénitence, Thérèse s'humilia, frappa sa poitrine, trouva des mots de repentir, sans avoir au fond du cœur autre chose que de la crainte et de la lâcheté. D'ailleurs, elle éprouvait une sorte de plaisir physique à s'abandonner, à se sentir molle et brisée, à s'offrir à la douleur sans résistance.

Elle accabla Mme Raquin de son désespoir larmoyant.

La paralytique lui devint d'un usage journalier ; elle lui servait en quelque sorte de prie-Dieu, de meuble devant lequel elle pouvait sans crainte avouer ses fautes et en demander le pardon. Dès qu'elle éprouvait le besoin de pleurer, de se distraire en sanglotant, elle s'agenouillait devant l'impotente, et là, criait, étouffait, jouait à elle seule une scène de remords qui la soulageait en l'affaiblissant.

« Je suis une misérable, balbutiait-elle, je ne mérite pas de grâce. Je vous ai trompée, j'ai poussé votre fils à la mort. Jamais vous ne me pardonnerez… Et pourtant si vous lisiez en moi les remords qui me déchirent, si vous saviez combien je souffre, peut-être auriez-vous pitié… Non, pas de pitié pour moi. Je voudrais mourir ainsi à vos pieds, écrasée par la honte et la douleur. »

Elle parlait de la sorte pendant des heures entières, passant du désespoir à l'espérance, se condamnant, puis se pardonnant ; elle prenait une voix de petite fille malade, tantôt brève, tantôt plaintive ; elle s'aplatissait sur le carreau et se redressait ensuite, obéissant à toutes les idées d'humilité et de fierté, de repentir et de révolte qui lui passaient par la tête. Parfois même elle oubliait qu'elle était agenouillée devant Mme Raquin, elle continuait son monologue dans le rêve. Quand elle s'était bien étourdie de ses propres paroles, elle se relevait chancelante, hébétée et elle descendait à la boutique, calmée, ne craignant plus d'éclater en sanglots nerveux devant ses clientes. Lorsqu'un nouveau besoin de remords la prenait, elle se hâtait de remonter et de s'agenouiller encore aux pieds de l'impotente. Et la scène recommençait dix fois par jour.

Thérèse ne songeait jamais que ses larmes et l'étalage de son repentir devaient imposer à sa tante des angoisses indicibles. La vérité était que, si l'on avait cherché à inventer un supplice pour torturer Mme Raquin, on n'en aurait pas à coup sûr trouvé de plus effroyable que la comédie du remords jouée par sa nièce. La paralytique devinait l'égoïsme caché sous ces effusions de douleur. Elle souffrait horriblement de ces longs monologues qu'elle était forcée de subir à chaque instant, et qui toujours remettaient devant elle l'assassinat de Camille. Elle ne pouvait pardonner, elle s'enfermait dans une pensée implacable de vengeance, que son impuissance rendait plus aiguë, et, toute la journée, il lui fallait entendre des demandes de pardon, des prières humbles et lâches. Elle aurait voulu répondre ; certaines phrases de sa nièce faisaient monter à sa gorge des refus écrasants, mais elle devait rester muette, laissant Thérèse plaider sa cause, sans jamais l'interrompre. L'impossibilité où elle était de crier et de se boucher les oreilles l'emplissait d'un tourment inexprimable. Et, une à une, les paroles de la jeune femme entraient dans son esprit lentes et plaintives, comme un chant irritant. Elle crut un instant que les meurtriers lui infligeaient ce genre de supplice par une pensée diabolique de cruauté. Son unique moyen de défense était de fermer les yeux, dès que sa nièce s'agenouillait devant elle ; si elle l'entendait, elle ne la voyait pas.

Thérèse finit par s'enhardir jusqu'à embrasser sa tante. Un jour, pendant un accès de repentir, elle feignit d'avoir surpris dans les yeux de la paralytique une pensée de miséricorde ; elle se traîna sur les genoux, elle se souleva, en criant d'une voix éperdue : « Vous me pardonnez ! vous me pardonnez ! » puis elle baisa le front et les joues de la pauvre vieille, qui ne put rejeter la tête en arrière. La chair froide sur laquelle Thérèse posa les lèvres lui causa un violent dégoût. Elle pensa que ce dégoût serait, comme les larmes et les remords, un excellent moyen d'apaiser ses nerfs ; elle continua à embrasser chaque jour l'impotente, par pénitence et pour se soulager.

« Oh ! que vous êtes bonne ! s'écriait-elle parfois. Je vois bien que mes larmes vous ont touchée… Vos regards sont pleins de pitié… Je suis sauvée… »

Et elle l'accablait de caresses, elle posait sa tête sur ses genoux, lui baisait les mains, lui souriait d'une façon heureuse, la soignait avec les marques d'une affection passionnée. Au bout de quelque temps, elle crut à la réalité de cette comédie, elle s'imagina qu'elle avait obtenu le pardon de Mme Raquin, et ne l'entretint plus que du bonheur qu'elle éprouvait d'avoir sa grâce.

C'en était trop pour la paralytique. Elle faillit en mourir. Sous les baisers de sa nièce, elle ressentait cette sensation âcre de répugnance et de rage qui l'emplissait matin et soir, lorsque Laurent la prenait dans ses bras pour la lever ou la coucher. Elle était obligée de subir les caresses immondes de la misérable qui avait trahi et tué son fils ; elle ne pouvait même essuyer de la main les baisers que cette femme laissait sur ses joues. Pendant de longues heures, elle sentait ces baisers qui la brûlaient. C'est ainsi qu'elle était devenue la poupée des meurtriers de Camille, poupée qu'ils habillaient, qu'ils tournaient à droite et à gauche, dont ils se servaient selon leurs besoins et leurs caprices. Elle restait inerte entre leurs mains, comme si elle n'avait eu que du son dans les entrailles, et cependant ses entrailles vivaient, révoltées et déchirées, au moindre contact de Thérèse ou de Laurent. Ce qui l'exaspéra surtout, ce fut l'atroce moquerie de la jeune femme qui prétendait lire des pensées de miséricorde dans ses regards, lorsque ses regards auraient voulu foudroyer la criminelle. Elle fit souvent des efforts suprêmes pour jeter un cri de protestation, elle mit toute sa haine dans ses yeux. Mais Thérèse, qui trouvait son compte à se répéter vingt fois par jour qu'elle était pardonnée, redoubla de caresses, ne voulant rien deviner. Il fallut que la paralytique acceptât des remerciements et des effusions que son cœur repoussait. Elle vécut, dès lors, pleine d'une irritation amère et impuissante, en face de sa nièce assouplie qui cherchait des tendresses adorables pour la récompenser de ce qu'elle nommait sa bonté céleste.

Lorsque Laurent était là et que sa femme s'agenouillait devant Mme Raquin, il la relevait avec brutalité :

« Pas de comédie, lui disait-il. Est-ce que je pleure, est-ce que je me prosterne, moi ?… Tu fais tout cela pour me troubler. »

Les remords de Thérèse l'agitaient étrangement. Il souffrait davantage depuis que sa complice se traînait autour de lui, les yeux rougis par les larmes, les lèvres suppliantes. La vue de ce regret vivant redoublait ses effrois, augmentait son malaise. C'était comme un reproche éternel qui marchait dans la maison. Puis, il craignait que le repentir ne poussât un jour sa femme à tout révéler. Il aurait préféré qu'elle restât roidie et menaçante, se défendant avec âpreté contre ses accusations. Mais elle avait changé de tactique, elle reconnaissait volontiers maintenant la part qu'elle avait prise au crime, elle s'accusait elle-même, elle se faisait molle et craintive, et partait de là pour implorer la rédemption avec des humilités ardentes. Cette attitude irritait Laurent. Leurs querelles étaient, chaque soir, plus accablantes et plus sinistres.

« Écoute, disait Thérèse à son mari, nous sommes de grands coupables, il faut nous repentir, si nous voulons goûter quelque tranquillité… Vois, depuis que je pleure, je suis plus paisible. Imite-moi. Disons ensemble que nous sommes justement punis d'avoir commis un crime horrible.

– Bah ! répondait brusquement Laurent, dis ce que tu voudras. Je te sais diablement habile et hypocrite. Pleure, si cela peut te distraire. Mais, je t'en prie, ne me casse pas la tête avec tes larmes.

– Ah ! tu es mauvais, tu refuses le remords. Tu es lâche, cependant, tu as pris Camille en traître.

– Veux-tu dire que je suis seul coupable ?

– Non, je ne dis pas cela. Je suis coupable, plus coupable que toi. J'aurais dû sauver mon mari de tes mains. Oh ! je connais toute l'horreur de ma faute, mais je tâche de me la faire pardonner, et j'y réussirai, Laurent, tandis que toi tu continueras à mener une vie désolée… Tu n'as pas même le cœur d'éviter à ma pauvre tante la vue de tes ignobles colères, tu ne lui as jamais adressé un mot de regret. »

Et elle embrassait Mme Raquin, qui fermait les yeux. Elle tournait autour d'elle, remontant l'oreiller qui lui soutenait la tête, lui prodiguant mille amitiés. Laurent était exaspéré.

« Eh ! laisse-la, criait-il, tu ne vois pas que ta vue et tes soins lui sont odieux. Si elle pouvait lever la main, elle te souffletterait. »

Les paroles lentes et plaintives de sa femme, ses attitudes résignées le faisaient peu à peu entrer dans des colères aveugles. Il voyait bien quelle était sa tactique ; elle voulait ne plus faire cause commune avec lui, se mettre à part, au fond de ses regrets, afin de se soustraire aux étreintes du noyé. Par moments, il se disait qu'elle avait peut-être pris le bon chemin, que les larmes la guériraient de ses épouvantes, et il frissonnait à la pensée d'être seul à souffrir, seul à avoir peur. Il aurait voulu se repentir, lui aussi, jouer tout au moins la comédie du remords, pour essayer ; mais il ne pouvait trouver les sanglots et les mots nécessaires, il se rejetait dans la violence, il secouait Thérèse pour l'irriter et la ramener avec lui dans la folie furieuse. La jeune femme s'étudiait à rester inerte, à répondre par des soumissions larmoyantes aux cris de sa colère, à se faire d'autant plus humble et repentante qu'il se montrait plus rude. Laurent montait ainsi jusqu'à la rage. Pour mettre le comble à son irritation, Thérèse finissait toujours par faire le panégyrique de Camille, par étaler les vertus de sa victime.

« Il était bon, disait-elle, et il a fallu que nous fussions bien cruels pour nous attaquer à cet excellent cœur qui n'avait jamais eu une mauvaise pensée.

– Il était bon, oui, je sais, ricanait Laurent, tu veux dire qu'il était bête, n'est-ce pas… Tu as donc oublié ? Tu prétendais que la moindre de ses paroles t'irritait, qu'il ne pouvait ouvrir la bouche sans laisser échapper une sottise.

– Ne raille pas… Il ne te manque plus que d'insulter l'homme que tu as assassiné… Tu ne connais rien au cœur des femmes, Laurent ; Camille m'aimait et je l'aimais.

– Tu l'aimais, ah ! vraiment, voilà qui est bien trouvé… C'est sans doute parce que tu aimais ton mari que tu m'as pris pour amant… Je me souviens d'un jour où tu te traînais sur ma poitrine en me disant que Camille t'écœurait lorsque tes doigts s'enfonçaient dans sa chair comme dans de l'argile… Oh ! je sais pourquoi tu m'as aimé, moi. Il te fallait des bras autrement vigoureux que ceux de ce pauvre diable.

– Je l'aimais comme une sœur. Il était le fils de ma bienfaitrice, il avait toutes les délicatesses des natures faibles, il se montrait noble et généreux, serviable et aimant… Et nous l'avons tué, mon Dieu ! mon Dieu ! »

Elle pleurait, elle se pâmait. Mme Raquin lui jetait des regards aigus, indignée d'entendre l'éloge de Camille dans une pareille bouche. Laurent, ne pouvant rien contre ce débordement de larmes, se promenait à pas fiévreux, cherchant quelque moyen suprême pour étouffer les remords de Thérèse. Tout le bien qu'il entendait dire de sa victime finissait par lui causer une anxiété poignante ; il se laissait prendre parfois aux accents déchirants de sa femme, il croyait réellement aux vertus de Camille, et ses effrois redoublaient. Mais ce qui le jetait hors de lui, ce qui l'amenait à des actes de violence, c'était le parallèle que la veuve du noyé ne manquait jamais d'établir entre son premier et son second mari, tout à l'avantage du premier.

« Eh bien ! oui, criait-elle, il était meilleur que toi ; je préférerais qu'il vécût encore et que tu fusses à sa place couché dans la terre. »

Laurent haussait d'abord les épaules.

« Tu as beau dire, continuait-elle en s'animant, je ne l'ai peut-être pas aimé de son vivant, mais maintenant je me souviens et je l'aime… Je l'aime et je te hais, vois-tu. Toi, tu es un assassin…

– Te tairas-tu ! hurlait Laurent.

– Et lui, il est une victime, un honnête homme qu'un coquin a tué. Oh ! tu ne me fais pas peur… Tu sais bien que tu es un misérable, un homme brutal, sans cœur, sans âme. Comment veux-tu que je t'aime, maintenant que te voilà couvert du sang de Camille ?… Camille avait toutes les tendresses pour moi, et je te tuerais, entends-tu ? si cela pouvait ressusciter Camille et me rendre son amour.

– Te tairas-tu, misérable !

– Pourquoi me tairais-je ? je dis la vérité. J'achèterais le pardon au prix de ton sang. Ah ! que je pleure et que je souffre ! C'est ma faute si ce scélérat a assassiné mon mari… Il faudra que j'aille, une nuit, baiser la terre où il repose. Ce seront là mes dernières voluptés. »

Laurent, ivre, rendu furieux par les tableaux atroces que Thérèse étalait devant ses yeux, se précipitait sur elle, la renversait par terre et la serrait sous son genou, le poing haut.

« C'est cela, criait-elle, frappe-moi, tue-moi… Jamais Camille n'a levé la main sur ma tête, mais toi, tu es un monstre. »

Et Laurent, fouetté par ces paroles, la secouait avec rage, la battait, meurtrissait son corps de son poing fermé. À deux reprises, il faillit l'étrangler. Thérèse mollissait sous les coups ; elle goûtait une volupté âpre à être frappée ; elle s'abandonnait, elle s'offrait, elle provoquait son mari pour qu'il l'assommât davantage. C'était encore là un remède contre les souffrances de sa vie ; elle dormait mieux la nuit quand elle avait été bien battue le soir. Mme Raquin goûtait des délices cuisantes, lorsque Laurent traînait ainsi sa nièce sur le carreau, lui labourant le corps de coups de pied.

L'existence de l'assassin était effroyable, depuis le jour où Thérèse avait eu l'infernale invention d'avoir des remords et de pleurer tout haut Camille. À partir de ce moment, le misérable vécut éternellement avec sa victime ; à chaque heure, il dut entendre sa femme louant et regrettant son premier mari. La moindre circonstance devenait un prétexte : Camille faisait ceci, Camille faisait cela, Camille avait telle qualité, Camille aimait de telle manière. Toujours Camille, toujours des phrases attristées qui pleuraient sur la mort de Camille. Thérèse employait toute sa méchanceté à rendre plus cruelle cette torture qu'elle infligeait à Laurent pour se sauvegarder elle-même. Elle descendit dans les détails les plus intimes, elle conta les mille riens de sa jeunesse avec des soupirs de regrets, et mêla ainsi le souvenir du noyé à chacun des actes de la vie journalière. Le cadavre, qui hantait déjà la maison, y fut introduit ouvertement. Il s'assit sur les sièges, se mit devant la table, s'étendit dans le lit, se servit des meubles, des objets qui traînaient. Laurent ne pouvait toucher une fourchette, une brosse, n'importe quoi, sans que Thérèse lui fît sentir que Camille avait touché cela avant lui. Sans cesse heurté contre l'homme qu'il avait tué, le meurtrier finit par éprouver une sensation bizarre qui faillit le rendre fou ; il s'imagina, à force d'être comparé à Camille, de se servir des objets dont Camille s'était servi, qu'il était Camille, qu'il s'identifiait avec sa victime. Son cerveau éclatait, et alors il se ruait sur sa femme pour la faire taire, pour ne plus entendre les paroles qui le poussaient au délire. Toutes leurs querelles se terminaient par des coups.


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