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MELMOTH OU L'HOMME ERRANT-SEPTIèME PARTIE

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Illustration: John Milton’s “Paradise Lost“ de Gustave Doré - Domaine public

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Texte ou Biographie de l'auteur

Melmoth ou l’Homme errant
Melmoth the Wanderer

Charles Robert Maturin
Trad. : Jean Cohen - 1820


XXXVI

HISTOIRE DES AMANTS

« Dans une province de ce pays appelée Shropshire, était situé le château de Mortimer, demeure d’une famille qui prouvait sa noblesse depuis le temps de la conquête des Normands sans avoir jamais hypothéqué un seul arpent de terre, ou coupé un seul arbre de haute futaie, ou battu une seule fois la chamade dans le cours de cinq siècles. Il est certain que la famille de Mortimer, par son pouvoir, son ascendant, ses richesses immenses et son esprit indépendant, s’était rendue tour à tour formidable à tous les partis qui avaient possédé ou recherché la puissance souveraine en Angleterre.
À l’époque de la réformation, sir Roger Mortimer, descendant de cette illustre famille, embrassa vivement la cause des réformateurs, et il y fut peut-être autant poussé par son attachement à son prince que par le sentiment de sa conscience. Durant le court règne d’Edouard, sa famille fut protégée et caressée ; mais sous celui de Marie, elle fut opprimée, menacée ; elle éprouva des confiscations, et le pieux sir Edmond, successeur de sir Roger, après avoir vu deux de ses domestiques périr sur le bûcher, ne sauva qu’avec peine sa propre vie.
À quelque cause que sir Edmond dût sa sûreté, il n’en jouit pas longtemps. Les scènes affreuses dont il avait été témoin attaquèrent sa santé ; il se retira dans son château de Mortimer, et y mourut oublié.
Son successeur, pendant le règne de la reine Elisabeth, défendit fortement les droits des réformateurs et murmura quelquefois contre ceux de la prérogative royale. Sous Jacques premier, les Mortimer jouèrent un rôle encore plus marquant. L’influence des Puritains augmentait de jour en jour. Sir Arthur partageait la haine qu’ils inspiraient au roi, et ne prévoyait que trop les troubles auxquels cette secte donnerait lieu, quoiqu’il ne vécût pas assez longtemps pour en être témoin. Son fils, sir Roger Mortimer, était aussi inébranlable dans son orgueil que dans ses principes. Il fut le zélé défenseur de Laud et l’ami intime de l’infortuné Strafford. Quand la guerre éclata entre le roi et le parlement, sir Roger embrassa la cause royale de cœur et d’action ; cinq cents de ses vassaux, équipés à ses frais, assistèrent aux batailles d’Edgehill et de Marstonmoor.
Il avait perdu sa femme, mais sa sœur, mademoiselle Anne Mortimer, présidait à sa maison. Remarquable par sa beauté, son esprit et la dignité de son caractère, elle n’était pas moins attachée que son frère à la cause de la cour, dont elle avait été autrefois le plus bel ornement et à laquelle elle avait rendu de grands services par ses talents, son courage et son activité.
Le temps arriva cependant où la valeur et le rang, la fidélité et la beauté devaient voir également échouer leurs efforts. Des cinq cents braves que sir Roger avait fait entrer en campagne pour son souverain, il n’en ramena dans son château que trente vétérans blessés et mutilés ; et cela après que le roi Charles se fut décidé à se remettre dans les mains des Écossais, mécontents et mercenaires, qui le vendirent au parlement pour les arrérages de leur solde.
Le règne de la rébellion ne tarda pas à commencer, et sir Roger, royaliste distingué, en éprouva personnellement tous les fléaux. Séquestres et compositions, amendes pour malveillances, et emprunts forcés pour l’appui d’une cause qu’il détestait, épuisèrent les coffres et abattirent le courage du vieux royaliste. Des peines domestiques se joignirent au reste de ses chagrins. Il avait trois enfants. Son fils aîné, qui avait péri en combattant pour son roi à la bataille de Newbury, laissa une fille en bas âge que l’on regardait alors comme l’héritière de biens immenses. Son second fils avait embrassé la cause des Puritains, et tombant d’erreur en erreur, il avait fini par épouser la fille d’un indépendant dont il adopta même la croyance, selon la coutume du temps, il combattait le jour à la tête de son régiment et prêchait toute la nuit, se conformant ainsi strictement au verset du psaume : « Que les louanges de Dieu soient dans leur bouche et l’épée à deux tranchants dans leur main ! » Mais ce double exercice de l’épée et de la parole surpassa les forces du saint militant ; un jour à l’issue d’un combat où il s’était échauffé, il fit en plein air un sermon qui dura près de deux heures, ce qui lui occasionna une pleurésie qui l’emporta en trois jours. Ainsi que son frère, il laissa une fille qui était restée avec sa mère par qui elle fut élevée.
La douleur que sir Roger éprouva à la mort de ses deux fils fut amortie à peu près au même degré, mais par des raisons bien différentes. La cause qui avait coûté la vie au premier lui offrit une ample consolation, tandis que celle qu’avait embrassée l’apostat, nom que le second avait reçu de son père, ne lui permit pas de ressentir de bien vifs regrets de sa perte. Aussi quand ses amis voulurent s’affliger avec lui de la mort de son fils aîné, il leur dit :
— Ce n’est pas celui-là ; c’est l’autre qu’il faut pleurer.
Mais les larmes qu’il répandait avaient, à cette époque, une autre cause encore.
Il n’avait qu’une fille, qui, pendant son absence et en dépit de la vigilance de mademoiselle Anne, s’était laissée engager, par les domestiques puritains d’une famille du voisinage, à assister aux sermons d’un prédicateur indépendant nommé Sandal. Il était sergent dans le régiment du colonel Pride, et dans les intervalles de ses exercices militaires, il débitait ses exhortations dans une grange. Cet homme était né orateur, et avait naturellement beaucoup d’enthousiasme. Selon la coutume de son siècle, il avait pris une phrase entière pour prénom, et s’était par conséquent appelé : Tu-n’es-pas-digne-de-délier-les-cordons-de-ses-souliers Sandal.
Ce fut aussi le texte du sermon qu’il prêcha la première fois que la fille de sir Roger Mortimer l’entendit, et son éloquence eut tant d’effet sur elle qu’oubliant la dignité de sa naissance et le royalisme de sa famille, elle unit son sort à celui de cet homme de basse extraction. Cependant Sandal n’était pas si ferme dans ses opinions religieuses qu’il n’embrassât tour à tour celles de presque toutes les sectes qui se partageaient à cette époque l’Angleterre. Il suivit le célèbre Hugues Peters, le quitta pour se faire antinomien, puis millénaire, puis enfin caméronien, traînant partout sa femme avec lui, jusqu’à ce qu’enfin il mourût laissant un fils unique. Sir Roger annonça à sa fille qu’il était irrévocablement résolu à ne plus la revoir ; mais il promit de prendre soin de son enfant, si elle voulait le lui confier. Les finances de la veuve Sandal ne lui permirent pas de refuser l’offre du père qu’elle avait abandonné.
C’est ainsi que les trois petits-enfants de sir Roger, nés sous des auspices si différents, se trouvèrent dans leur tendre jeunesse réunis au château de Mortimer. Marguerite Mortimer, fille du fils aîné, belle, spirituelle, courageuse, avait hérité de la fierté, des principes aristocratiques et de toutes les richesses qui restaient à sa famille. Éléonore Mortimer, fille de l’apostat, était plutôt soufferte qu’accueillie dans le château ; elle avait été élevée dans les idées les plus sévères de ses parents indépendants : enfin, John Sandal, fils de la fille repoussée, n’avait été admis chez sir Roger qu’à condition qu’il s’attacherait à la fortune de la famille royale, alors bannie et persécutée. En conséquence, son aïeul avait renoué sa correspondance avec quelques émigrés alors en Hollande, afin qu’ils obtinssent une place pour son protégé, qu’en empruntant le langage des prédicateurs puritains, il disait être un tison enlevé aux flammes.
Telle était la position des habitants du château, quand ils reçurent la nouvelle des heureux efforts de Monk en faveur de la famille royale. Le succès en fut rapide. La restauration eut lieu peu de jours après, et la famille de Mortimer jouissait d’une si grande considération, qu’un exprès fut expédié de Londres pour lui en porter l’avis. Il arriva pendant que sir Roger, qui avait été obligé de renvoyer son chapelain parce qu’il avait excité les soupçons du parti triomphant, lisait lui-même la prière à sa famille. Le retour et le rétablissement de Charles II lui fut annoncé. Le vieux royaliste, qui était à genoux, se leva, secoua son bonnet dont il avait respectueusement dépouillé sa tête blanchie, et changeant tout à coup son ton suppliant pour des accents de triomphe, il s’écria :
— C’est maintenant, Seigneur, que vous laisserez mourir en paix votre serviteur selon votre parole, puisque mes yeux ont vu le sauveur que vous nous donnez !
En parlant, le vieillard tomba sur le coussin que mademoiselle Anne avait posé sous ses genoux. Ses petits-enfants se levèrent pour le soutenir ; il était trop tard : son âme s’était envolée dans sa dernière exclamation.
La nouvelle, qui fut la cause de la mort du vieux sir Roger, fut le signal et le gage du rétablissement de cette antique famille dans ses honneurs et ses richesses. Faveurs, remises d’amendes, restitution de terres et d’effets, offres de pensions, récompenses ; en un mot, tout ce qu’une reconnaissance royale, dans le moment de l’enthousiasme peut donner, vint pleuvoir sur la famille avec plus de promptitude que les amendes, les confiscations et les séquestres ne l’avaient accablée sous le règne de l’usurpateur.
Ainsi, mademoiselle Marguerite Mortimer fut de nouveau reconnue en qualité de noble et opulente héritière du château. Elle reçut de nombreuses invitations pour se rendre à la cour ; mais elle les rejeta toutes en disant à sa tante :
— C’est du haut de ces tours que mon aïeul conduisit ses vassaux et ses fermiers au secours de son roi ; c’est vers ces tours qu’il ramena ceux que la guerre avait épargnés, quand la cause royale parut à jamais perdue ; c’est ici qu’il a vécu et qu’il est mort pour son souverain ; c’est ici que je veux vivre et mourir. Je sens que je serai plus utile à Sa Majesté en résidant dans mes terres et en protégeant mes vassaux, qu’en fréquentant les promenades de Londres et les bals de la cour.
En parlant, mademoiselle Marguerite reprenait sa tapisserie, et mademoiselle Anne la regardait avec des yeux qui disaient plus que des paroles.
Quand il fut bien décidé que mademoiselle Marguerite n’irait point à Londres, la famille reprit ses anciennes habitudes d’une noble régularité, telles qu’il convenait à une maison magnifique et bien ordonnée, à la tête de laquelle se trouvait une jeune personne illustre ; mais cette régularité était sans rigueur et sans apathie. Les esprits de ces nobles dames étaient trop accoutumés à de hautes pensées et à des images de grandeur, pour que la solitude leur causât de l’ennui ou du chagrin. Je crois les voir encore telles que je les vis une fois. Elles occupaient un appartement vaste, mais d’une forme irrégulière, boisé en chêne, richement sculpté et noir comme l’ébène. Mademoiselle Anne Mortimer était assise dans l’embrasure d’une fenêtre, dont les carreaux supérieurs offraient, richement coloriés, les armes des Mortimer et quelques hauts faits des héros de la famille. Sur ses genoux elle tenait un livre qu’elle prisait beaucoup, l’Histoire des Martyrs de Taylor. Son œil y restait attentivement fixé, et la lumière, passant à travers les vitraux peints, répandait sur ses pages un éclat d’or, d’azur et de vermillon qui lui donnait l’apparence du missel le plus richement orné de miniatures.
Non loin d’elle ses deux petites nièces travaillaient à des ouvrages d’aiguille, et leur conversation était aussi instructive qu’intéressante. Elles parlaient des pauvres qu’elles avaient visités et secourus ; des récompenses qu’elles avaient distribuées parmi les ouvriers industrieux et économes ; des livres qu’elles avaient étudiés, et dont la bibliothèque bien fournie leur offrait une ample collection.
Sir Roger avait également cultivé les lettres et les armes. Il avait coutume de dire qu’il tenait à avoir un riche arsenal en temps de guerre et une riche bibliothèque en temps de paix : aussi, tous les malheurs qu’il éprouva, pendant les dernières années de sa vie, ne l’empêchèrent-ils pas d’augmenter la sienne tous les ans.
Ses petites-filles, dont il avait surveillé lui-même l’éducation, lisaient couramment le latin et le français. Elles connaissaient à fond la littérature de ces deux langues, ainsi que celle de leur langue maternelle. Leur retraite se trouvait donc charmée par les agréments qui résultent du mélange judicieux des occupations utiles avec les goûts littéraires.
Mademoiselle Anne Mortimer servait de commentaire vivant à tout ce qu’elles lisaient et à toutes leurs conversations. La sienne, riche en anecdotes, exacte jusqu’à devenir parfois minutieuse, s’élevait jusqu’à l’éloquence la plus haute, quand elle racontait les faits des temps passés. Ses nièces y trouvaient alors réunis l’instruction de l’histoire et le charme de la poésie.
Mais c’était quand elle parlait des événements dont elle avait été elle-même témoin, que ses discours devenaient attachants. Mademoiselle Anne Mortimer avait beaucoup à conter et contait bien. Elle peignait, avec les couleurs les plus vives, tous les détails de la guerre civile. Elle parlait du jour où elle était montée en croupe derrière son frère sir Roger, pour aller à la rencontre du roi à Shrewsbury, et elle répétait presque les cris qui retentirent dans cette ville fidèle, quand on vit arriver la vaisselle que l’université d’Oxford envoyait à la monnaie pour être consacrée au service du roi.
De toutes ces anecdotes historiques, celles auxquelles mademoiselle Anne mettait le plus de prix, étaient celles qui intéressaient sa propre famille. Elle parlait de la vertu et de la valeur de son frère sir Roger avec une onction qui se communiquait à ses auditeurs, et Éléonore elle-même, nonobstant le puritanisme dans lequel elle avait été élevée, pleurait en l’écoutant. L’histoire qu’elle se plaisait surtout à répéter, était celle de la nuit que le roi avait passée dans le château. Sir Roger était absent. Elle y était seule avec sa mère lady Mortimer, alors âgée de soixante-quatorze ans. Le roi arriva déguisé. Milady fit ce qu’elle put pour le bien recevoir. Elle étendit sur son lit son plus riche manteau de velours, doublé d’hermine, en guise de courte-pointe. Puis se rendant à l’arsenal, elle distribua à ses domestiques les armes qu’elle y trouva, en les suppliant, par tout ce qu’ils avaient de plus sacré, de bien défendre leur roi. Une bande de fanatiques, après avoir pillé l’église voisine, arriva devant le château, et demanda à grands cris l’homme ! Lady Mortimer pria un jeune officier français, qui servait dans le corps du prince Robert, et qui était logé militairement au château depuis deux jours, d’en prendre le commandement. Ce jeune homme, âgé seulement de dix-sept ans, fit des prodiges de valeur ; mais, n’ayant pu empêcher les ennemis de pénétrer dans le vestibule, il vint mourir aux pieds du fauteuil de lady Mortimer, en disant : « J’ai fait mon devoir. » Dans l’intervalle, le roi s’était sauvé sur le meilleur cheval des écuries de milady ; et les rebelles, après avoir parcouru le château dans tous les sens, n’y trouvant point le prince qu’ils cherchaient, furent si furieux, qu’ils amenèrent une pièce de canon dans le vestibule, menaçant d’y mettre le feu, ce qui aurait fait écrouler la plus grande partie du château. Lady Mortimer regardait tout avec le plus grand sang-froid ; mais, s’étant aperçue que l’on avait par hasard pointé le canon précisément contre la porte par laquelle le roi s’était sauvé, elle se leva sur-le-champ ; et, se mettant devant la bouche elle s’écria :
— Pas par là ! vous ne tirerez pas de ce côté ! et, en parlant, elle tomba morte de saisissement.
Telle était la glorieuse et touchante relation que Mademoiselle Anne faisait, en montrant du doigt les divers lieux où chaque fait s’était passé, et qui tirait constamment des larmes de douleur et d’admiration des yeux de tous ceux qui l’écoutaient.
Mais elle ne se bornait pas à des récits guerriers. Parfois aussi elle peignait les fêtes de la cour et nommait les principales beautés dont les charmes inspirèrent les chants des poètes du siècle et surtout de l’aimable Walter. Souvent aux réticences qu’elle se permettait, on devinait que parmi ces beautés, mademoiselle Anne Mortimer elle-même n’avait pas joué le rôle le moins remarquable.
Marguerite et Éléonore l’écoutaient avec un intérêt égal, quoique avec des sentiments bien différents. Marguerite, belle, vive, hautaine et généreuse, ressemblant pour le physique et pour le caractère, à son aïeul et à sa tante, aurait pu écouter sans cesse des récits de ce genre : car ils confirmaient ses principes, ils consacraient en quelque manière les sentiments dont son cœur était rempli, et faisaient de son enthousiasme une sorte de vertu à ses yeux. Le royalisme et l’église anglicane étaient pour elle des conditions indispensables du juste et de l’honnête.
Éléonore, au contraire, élevée au sein des discussions populaires, s’était accoutumée de bonne heure à voir parmi les hommes des opinions différentes et des principes opposés. Depuis son admission sous le toit de son aïeul, elle avait acquis encore plus d’humilité et de patience. Forcée d’entendre décrier les opinions auxquelles elle était attachée et les hommes qu’elle respectait, elle gardait le silence de la réflexion ; et elle finit par conclure qu’il y avait eu indubitablement beaucoup de vertu de part et d’autre, que de grandes et de nobles qualités devaient se rencontrer dans les deux partis, puisque tous deux avaient offert de vastes génies et des hommes d’une grande énergie.
Malgré l’influence de son éducation primitive, Éléonore savait apprécier les avantages de sa résidence dans le château de son aïeul. Elle aimait la littérature et la poésie ; elle avait de l’imagination et de l’enthousiasme, et elle s’y livrait en liberté, soit qu’elle parcourût les scènes pittoresques de la nature dans les campagnes environnantes, soit qu’elle prêtât l’oreille aux récits chevaleresques des habitants du château. Les tableaux qui l’entouraient étaient bien différents de ceux dont elle avait été témoin dans son enfance. Les chambres tristes et étroites, privées de toute espèce d’ornement, les vêtements bizarres, les visages austères, le langage menaçant, la fureur polémique de ceux qui les habitaient, lui avaient inspiré des sentiments qu’elle se reprochait, sans chercher à les bannir. Quoique irrévocablement attachée au calvinisme dans le cœur, et saisissant toutes les occasions d’écouter les sermons des prédicateurs non conformistes, elle avait adopté dans sa conduite les goûts littéraires et la noble politesse qui convenaient à la descendante des Mortimers.
Le genre de beauté d’Éléonore, quoique différent de celui de sa cousine, était cependant fort remarquable. Celle de Marguerite était noble et triomphante ; chacun de ses mouvements offrait une grâce dont elle semblait intérieurement convaincue ; chaque regard exigeait un hommage et l’obtenait à l’instant même. Éléonore était pâle, contemplative et touchante ; ses cheveux étaient noirs comme du jais ; les milliers de boucles qu’ils formaient, d’après la mode du temps, semblaient toutes avoir été tournées par la main de la nature, et lorsqu’en secouant la tête, elle découvrait ses yeux on eût dit deux étoiles brillant au milieu des ombres de la nuit.
Elle portait de riches vêtements, car sa tante mademoiselle Anne le voulait ainsi. Jamais rien, même au sein de l’adversité, n’avait pu engager cette illustre et respectable demoiselle à se relâcher de la rigueur de son costume, et elle aurait cru profaner le service de l’Église, si elle y avait assisté autrement qu’en robes de satin ou de velours, qui, semblables aux anciennes cottes d’armes, auraient pu se tenir debout. Il y avait dans la tendre harmonie de la forme et des mouvements d’Éléonore, un air de douceur et de soumission ; dans son sourire, une mélancolie pleine de grâce ; dans son regard, une supplication que nul cœur humain ne pouvait entendre sans y céder. Il n’y a plus qu’un mot à dire pour achever la description de la beauté d’Éléonore. Ce feu qui brillait dans ses yeux était un secret pour elle-même ; elle sentait, mais elle ne savait point ce qu’elle sentait.
Elle se rappelait que lors de ses premières visites au château, son grand-père et sa tante, qui ne pouvaient oublier la basse extraction et les principes fanatiques de son père, l’avaient traitée avec assez de hauteur, tandis qu’au milieu de l’austère réserve que lui témoignait sa famille, son cousin John Sandal avait été le seul qui lui eût parlé avec tendresse et qui eût jeté sur elle un regard de compassion. Elle se rappelait aussi qu’il l’avait soulagée dans ses études et qu’il avait pris part à toutes ses récréations.
John Sandal, qui était d’une figure charmante, avait voulu servir dans la marine. On l’avait en conséquence fait partir très jeune, et depuis ce temps, il n’avait point reparu au château. À la restauration, l’influence de la famille de Mortimer, jointe à ses propres talents et à son courage, lui procurèrent un prompt avancement. Son importance augmenta dès lors aux yeux de la famille, où, auparavant, il n’avait été que toléré. Mademoiselle Anne Mortimer, elle-même, commença à témoigner le désir de recevoir des nouvelles de son brave neveu John. Quand elle parlait ainsi les yeux d’Éléonore se fixaient sur les siens avec un éclat inusité ; mais son cœur éprouvait en même temps une oppression, dont elle ne pouvait se soulager qu’en se dérobant à la présence de sa tante pour pleurer. Ce sentiment ne tarda pas à acquérir une nouvelle force. La guerre avec la Hollande se déclara, et malgré sa jeunesse, le nom du capitaine John Sandal brilla parmi ceux des officiers destinés à ce mémorable service.
Mademoiselle Anne, longtemps accoutumée à n’entendre prononcer les noms des membres de sa famille que réunis à des faits héroïques, éprouva de nouveau cette élévation de l’âme qu’elle avait ressentie jadis ; mais cette fois accompagnée des présages les plus heureux. Quoique déjà d’un âge avancé, quand elle entendait raconter les détails de la valeur de son jeune parent, son pas redevenait ferme, sa taille se redressait et ses joues reprenaient quelques-unes des teintes de sa jeunesse.
La généreuse Marguerite partageant cet enthousiasme qui lui faisait oublier tout sentiment personnel quand il s’agissait de la gloire de sa famille et de son pays, entendait parler des périls de son cousin, dont elle ne gardait presque plus de souvenir, avec une confiance hautaine qui lui disait qu’il les braverait comme elle les aurait bravés si elle avait été comme lui le dernier descendant mâle de la famille de Mortimer. Éléonore tremblait et pleurait, et quand elle était seule elle priait avec ferveur.
On remarqua cependant que l’intérêt respectueux avec lequel elle avait jusqu’alors prêté l’oreille indifféremment à tous les récits de mademoiselle Anne, n’était plus guère excité que par ceux où il était question des héros qui avaient illustré la famille par des expéditions maritimes. La tante ne demandait pas mieux que de la satisfaire et parmi les portraits de famille qui tapissaient la grande galerie, elle indiqua ceux dont les originaux avaient rencontré des aventures parfois prospères et parfois désastreuses en cherchant à réaliser les bruits merveilleux répandus dans le public au sujet du monde nouvellement découvert. Un jour elle racontait que l’un de ses oncles, après avoir accompagné sir Walter Raleigh dans sa malheureuse expédition, était mort de chagrin en apprenant la triste destinée de ce navigateur, quand Éléonore saisit le bras de sa tante et la supplia de cesser. Elle lui demanda ensuite, d’une voix altérée, pardon de la liberté qu’elle venait de prendre, prétexta une indisposition et se retira dans sa chambre.
Du moment où l’on reçut la nouvelle des entreprises de De Ruyter et de la sortie de la flotte sous les ordres du duc d’York, l’attente d’une augmentation de gloire pour la famille s’accrut dans le cœur de l’héritière et de mademoiselle Anne, et la profonde et douloureuse émotion d’Éléonore s’augmenta. Enfin un exprès envoyé par le roi Charles lui-même arriva au château de Mortimer. Il annonça que la victoire avait été complète, et que le capitaine John Sandal s’était couvert d’honneur. Au plus fort du combat, il avait porté un message de lord Sandwich au duc d’York. Les boulets sifflaient autour de lui, et les plus anciens officiers avaient refusé la périlleuse commission. Quand le vaisseau amiral hollandais sauta, il s’était jeté au milieu de l’explosion afin de sauver les malheureux qui luttaient à la fois contre les eaux et le feu. Bientôt après il s’était élancé au-devant du boulet qui, après avoir menacé les jours du duc, termina d’un coup ceux du comte de Falmouth, de lord Muskerry et de M. Boyle ; puis d’une main ferme il essuya les habits du prince tout couverts du sang de ses amis.
Mademoiselle Anne s’écria :
— C’est un héros !
Éléonore dit tout bas :
— C’est un chrétien !
Les détails d’un pareil événement formèrent une époque dans l’existence d’une famille retirée, héroïque et pleine d’imagination. La lettre écrite, de la main même du roi, fut lue et relue à plusieurs reprises ; elle fut le sujet des conversations pendant les repas, et celui des réflexions solitaires. Marguerite songeait à la valeur de son cousin ; parfois elle se figurait qu’elle était témoin de l’explosion du vaisseau d’Opdam. Éléonore le voyait plongeant dans les flots brûlants pour sauver la vie de ses ennemis vaincus.
À compter du jour de l’arrivée de cette lettre, il se fit un changement dans les manières d’Éléonore, qui devint remarquable aux yeux de tout le monde, excepté aux siens.
Il était occasionné par les contrastes qui régnaient entre ses souvenirs et les discours qu’elle entendait. Les uns lui présentaient son cousin sous la figure d’un enfant charmant et aimable, plein de grâces et de douceur, les autres le lui peignaient comme un guerrier couvert de sang et se plaisant dans toutes les horreurs des combats les plus cruels et les plus acharnés. Jusqu’alors elle avait pris plaisir à songer au temps où elle reverrait l’ami de son enfance, et involontairement elle le revoyait tel qu’il l’avait quittée. Cette illusion était devenue désormais impossible, et la douleur qu’elle en éprouva la rendit rêveuse, mélancolique, et parut même affecter sa raison.
Telle était la situation d’Éléonore, quand une personne longtemps étrangère au château vint se fixer dans les environs, ce qui causa une grande sensation parmi ses habitants.
La veuve Sandal, mère du jeune marin, qui jusqu’alors avait vécu, dans l’obscurité, de la modique pension que sir Roger lui avait léguée, à la condition qu’elle ne paraîtrait jamais au château, arriva tout à coup à Shrewsbury qui n’en était qu’à environ un mille et annonça son intention d’y établir sa résidence.
L’amour de son fils avait répandu sur elle, avec la prodigalité d’un marin et la tendresse d’un enfant, toutes les récompenses de ses services, excepté sa gloire, à laquelle cependant elle eût quelque part, et la veuve des douleurs revint fixer sa demeure près de l’antique château de ses ancêtres, jouissant d’une certaine aisance, et connue partout comme la mère du jeune héros honoré de la faveur royale.
Dans ce siècle, chaque démarche des membres d’une famille devenait l’objet des graves consultations de ceux qui s’en regardaient comme les chefs. En conséquence, une espèce de chapitre fut tenu au château de Mortimer quand on y reçut l’avis du singulier déplacement de la veuve Sandal. Le cœur d’Éléonore palpita vivement pendant la consultation. Il se calma cependant, quand il fut décidé que l’effet de la sentence sévère de sir Roger ne devait pas s’étendre au-delà de sa vie, et que jamais un descendant de la maison de Mortimer ne devait vivre négligé à l’ombre de ses murs.
Une visite fut donc rendue avec cérémonie et reçue avec reconnaissance. Mademoiselle Anne témoigna beaucoup de noble courtoisie à sa nièce, qu’elle appelait cousine, selon la coutume du temps, et celle-ci montra l’humilité et la tristesse convenables. Elles se séparèrent presque contentes l’une de l’autre ; et la liaison qui venait de se former, fut soigneusement entretenue par Éléonore. Dans les commencements elle allait faire à sa tante une visite respectueuse une fois par semaine ; et elle ne tarda pas à s’y rendre tous les jours guidée par l’habitude de l’amitié. L’objet des pensées de toutes deux n’était cependant le sujet des discours que d’une seule ; et comme il arrive assez souvent, celle qui ne disait rien sentait le plus vivement. Les détails des exploits de son cousin, la description de sa personne, le souvenir de tout ce qu’il promettait dans son enfance, promesses que sa jeunesse avait remplies, formaient des sujets de conversation bien dangereux pour celle qui les écoutait, puisque son nom seul lui causait une émotion qu’elle avait de la peine à vaincre.
La fréquence de ces visites ne diminua pas, quand le bruit commença à se répandre que le capitaine Sandal projetait un voyage aux environs
du château. Sa mère paraissait ajouter foi à ce bruit, moins parce qu’il était probable, que parce qu’il était conforme à ses espérances. Un soir d’automne, Éléonore, accompagnée seulement de sa femme de chambre et d’un domestique, se mit en route pour aller voir sa tante. Il existait un sentier dans le parc, qui conduisait à une petite porte donnant sur le faubourg même où la veuve Sandal demeurait. En arrivant chez elle, Éléonore apprit que sa tante était sortie, et qu’elle devait passer la soirée chez une de ses amies en ville. Éléonore hésita pour un moment ; puis s’étant rappelée que cette amie était la veuve d’un guerrier de Cromwell, du reste riche, d’une conduite irréprochable, généralement respectée, et qu’elle ne lui était point inconnue, elle résolut d’y suivre sa parente. En entrant dans la salle, qui était vaste, mais mal éclairée par une fenêtre étroite et antique, elle fut étonnée d’y trouver beaucoup plus de personnes qu’elle n’avait attendues. Quelques-unes d’entre elles étaient assises, mais le plus grand nombre étaient rassemblées dans la fenêtre, et Éléonore y distingua un jeune homme d’environ dix-huit ans, tenant dans ses bras un enfant charmant qu’il caressait avec une tendresse plutôt fraternelle que protectrice. La mère de l’enfant, fière de l’attention qu’on lui prodiguait, faisait néanmoins les excuses d’usage, en exprimant la crainte qu’il ne fût importun.
— Importun ! s’écria le jeune homme du son de voix le plus séduisant, oh non ! si vous saviez combien j’aime les enfants ! Comme il y a longtemps que je n’ai eu le bonheur d’en caresser, et combien peut-être il s’écoulera de temps avant…
Il détourna la tête et la pencha sur l’enfant. La chambre était, comme je viens de vous le dire, fort mal éclairée ; mais, dans ce moment, les derniers rayons du soleil couchant s’introduisant par la fenêtre, tombèrent sur ce groupe intéressant. Éléonore était assise dans un coin plus obscur que le reste ; elle vit alors distinctement des traits que son cœur avait reconnus avant ses yeux. Les cheveux du jeune homme, du plus beau châtain, retombaient en profusion sur son sein, et cachaient la figure de l’enfant.
Son costume était celui d’un officier de marine, richement galonné, et décoré de la croix d’un ordre étranger. L’enfant jouait avec la brillante décoration, et puis levait les yeux, comme pour les reposer dans le sourire de son jeune ami. Le doux charme de l’enfant était, d’une part, en rapport avec la beauté de celui qui le caressait, tandis que de l’autre, il offrait un contraste avec sa figure élevée et héroïque, ainsi qu’avec les ornements de ses habits, qui étaient tous des emblèmes de péril et de mort. Éléonore crut voir l’ange de la paix se reposant sur le sein de la valeur, et lui disant que ses travaux avaient cessé. Elle fut tirée de sa rêverie par la voix de sa tante, qui lui dit :
— Ma nièce, voici votre cousin John Sandal.
Éléonore tressaillit : et quand son cousin, qui venait de lui être présenté d’une manière si soudaine, s’avança pour l’embrasser, elle éprouva une émotion qui la priva, à la vérité, de ces grâces du maintien avec lesquelles elle aurait dû recevoir un étranger aussi distingué, mais qui lui donna en place celles plus touchantes de la pudeur.
John Sandal s’assit à ses côtés, et, au bout de quelques instants, la mélodie de ses accents, la douce facilité de ses manières, le sourire enchanteur qui se peignait alternativement dans ses yeux et sur sa bouche, la mirent entièrement à son aise. Elle aurait voulu parler, mais elle gardait le silence pour écouter. Éléonore aspirait du poison par tous ses sens. Son cousin, en parlant s’était permis de lui prendre la main, et elle ne s’en était pas aperçue. Il parlait beaucoup ; mais ses discours ne roulaient pas sur la guerre ou sur les scènes dont il avait été témoin, et auxquelles la moindre allusion de sa part aurait donné de l’intérêt et de la grandeur ; il n’était question que de son retour dans sa famille, de la joie qu’il éprouvait en revoyant sa mère, et de l’espoir qu’il nourrissait de se voir bien accueilli au château. Il demanda, avec une tendre affection, des nouvelles de Marguerite, et s’informa respectueusement de la santé de mademoiselle Anne. En parlant de ses parents, il fit usage d’expressions qui marquaient que son cœur l’avait devancé de longtemps auprès d’elles. Éléonore aurait pu l’écouter éternellement ; mais la soirée, qui avançait, lui rappela la nécessité de retourner au château, où les heures étaient fort strictement gardées. John Sandal lui ayant offert de l’accompagner, elle n’eut plus même de prétexte pour vouloir rester.
Quoiqu’il fit déjà très obscur dans le salon qu’ils quittaient, les riches teintes du crépuscule doraient encore l’horizon, quand ils se mirent en route pour le château.
Éléonore suivit le sentier qui traversait le parc, et absorbée dans ses nouveaux sentiments, elle fut, pour la première fois, insensible aux beautés de la nature, jusqu’à ce que son attention fût réveillée par les exclamations de son compagnon ravi de tout ce qui s’offrait à ses regards. Cette sensibilité naturelle dans un homme qu’elle croyait endurci par des scènes d’horreur et de carnage, la toucha vivement. Elle s’efforça d’y répondre, mais elle en fut incapable. Se rappelant la facilité qu’elle éprouvait à enchérir même sur l’admiration qu’elle entendait exprimer des beautés de la nature, elle s’étonna du silence forcé qu’elle gardait, et ne put en deviner la cause.
À mesure qu’ils approchaient du château, le tableau augmentait en richesse ; le vaste édifice était enseveli dans l’ombre, ses tours, ses terrasses, ses créneaux, n’offraient qu’une masse indistincte et sombre. Les montages éloignées, dont les sommets en pains de sucre, se dessinaient fortement sur un ciel d’azur, conservaient seules une teinte de pourpre si brillante que l’on eût dit que la lumière ne les quittait qu’à regret et leur laissait un gage d’un retour prompt et glorieux. Les bois qui entouraient le château étaient sombres comme lui. Un rayon doré tremblait de temps à autres sur leurs sommets touffus. Tout à coup une clairière donna passage à un torrent de lumière qui changea pour un moment en émeraude chaque brin d’herbe qu’il toucha ; il ne dura qu’un instant et s’évanouit. L’effet en fut si prompt qu’Éléonore eut à peine le temps de jeter un cri d’étonnement et d’étendre la main vers ce tableau enchanteur. Elle leva les yeux vers son compagnon, assuré d’y trouver un sentiment correspondant au sien. Il avait aussi remarqué cet effet de lumière ; mais il ne fit aucun mouvement ; il se contenta de sourire avec une expression angélique. Tant qu’Éléonore vécut, ce sourire et la scène qui y avait donné lieu, restèrent gravés dans son cœur. Ils ne parlèrent plus pendant le reste de leur promenade, mais leur silence fut plus éloquent que des paroles.
Il était à peu près nuit close quand ils arrivèrent au château. Mademoiselle Anne reçut son jeune neveu avec une cordialité grave, et une tendresse mêlée d’orgueil. Marguerite l’accueillit plutôt comme un héros que comme un parent et John après les premières cérémonies se tourna vers Éléonore pour se reposer dans son sourire. Ils étaient entrés comme le chapelain allait lire les prières du soir, usage qui était si strictement observé au château, que même l’arrivée d’un étranger n’y mettait aucun obstacle. Éléonore attendait ce moment avec une inquiétude toute particulière. Elle avait de profonds sentiments de religion, et malgré la sensibilité que le jeune héros avait déployée, elle craignait que la dévotion, compagne d’une vie solitaire et méditative, ne se fût tenue éloignée du cœur d’un marin. Ses craintes ne tardèrent pas à se dissiper quand elle observa le sentiment profond, mais silencieux avec lequel John participa à la cérémonie de famille. Rien n’élève plus l’âme que la vue de la piété dans un homme. Les sens et le cœur sont touchés à la fois en voyant cette noble figure qui jamais n’a fléchi devant son semblable, s’abaisser jusqu’à terre devant Dieu ; on croit voir l’image terrible de toute la force et de toute l’énergie physique pliant sous le doigt de la divinité. Éléonore oublia sa prière en le regardant, et quand ses mains blanches, qui ne paraissaient point faites pour tenir des armes meurtrières, se joignirent pour s’élever vers le ciel, se quittant de temps à autre pour séparer les boucles de cheveux qui ombrageaient son front, elle s’imagina voir réunies en lui la force et la pureté d’un habitant des demeures célestes.
Quand la prière fut achevée, mademoiselle Anne, après avoir répété le compliment de bienvenue qu’elle avait fait à son neveu, ne put s’empêcher d’exprimer sa satisfaction de la dévotion qu’il avait montrée ; mais elle y mêla une teinte d’incrédulité sur la sincérité des sentiments religieux dans un homme accoutumé aux travaux et aux périls. John fit un salut respectueux à la partie flatteuse de ce discours ; puis rougissant, il ajouta :
— Ma chère tante, pourquoi penseriez-vous que ceux qui ont le plus besoin de la protection du Tout-Puissant le négligent ? Ceux qui sillonnent les mers dans de frêles vaisseaux, sentent mieux qu’aucun autre que les vents et la tempête ne font qu’exécuter la volonté divine. Un marin sans foi et sans espérance en Dieu est plus malheureux qu’un marin sans boussole ou pilote.
Il parlait avec cette éloquence qui porte la conviction avec elle. Mademoiselle Anne lui tendit la main blanche, mais ridée, pour qu’il y imprimât un baiser. Marguerite en fit autant, de l’air d’une héroïne à son chevalier. Éléonore détourna la tête et versa de délicieuses larmes.
Quand on cherche à découvrir des perfections dans une personne, on est toujours sûr de les y trouver ; mais Éléonore n’avait pas besoin d’emprunter des couleurs de son imagination pour faire un tableau charmant de l’homme qui avait touché son cœur. Son caractère et son humeur se développèrent par degrés, ou plutôt ils furent développés par des causes extérieures et accidentelles : car une timidité presque féminine ne lui permettait pas de beaucoup parler et surtout de lui-même. Ce désir de trouver des qualités dans l’objet que nous aimons, sert de preuve que l’amour est un sentiment qui ennoblit l’âme, et que, quoique son cours puisse être troublé, sa source au moins est pure. Celui qui l’éprouve avec force possède une énergie qui sera récompensée un jour par une flamme plus pure et plus sainte que la terre n’en saurait offrir.
Depuis l’arrivée de son fils, la veuve Sandal témoignait une inquiétude dont la cause restait inconnue. On la voyait fréquemment au château. Elle ne pouvait se dissimuler l’attachement mutuel de John et d’Éléonore, et sa seule pensée était de prévenir une union contraire aux intérêts de son fils, et qui devait diminuer sa propre importance.
Elle avait obtenu par des voies indirectes la connaissance des dernières volontés de sir Roger, et toutes les forces de son âme, plus rusée qu’énergique, se dirigèrent vers la réalisation des espérances que ces volontés lui offraient. Le testament de sir Roger était singulier. Malgré sa colère contre sa fille, il avait stipulé que si son petit-fils Sandal épousait sa cousine Marguerite, il hériterait de tous ses biens, et que les honneurs de la maison de Mortimer passeraient sur sa tête. Si, au contraire, il épousait sa cousine Éléonore, il ne devait recevoir sur la succession que 5 000 livres sterling ; et dans le cas où il n’épouserait aucune de ses deux parentes, sir Roger laissait toute sa fortune à un parent éloigné, du nom de Mortimer.
Mademoiselle Anne, prévoyant l’effet que pourrait avoir sur la famille cette opposition de l’amour avec l’intérêt, aurait voulu que le testament restât secret ; mais mistriss Sandal l’avait découvert par les domestiques du château, et, dès ce moment, son esprit ne cessa de travailler. Elle avait trop connu les privations pour ne pas désirer vivement un changement dans son sort ; et le souvenir qu’elle conservait des distinctions dont elle avait joui dans sa première jeunesse, la portait à tout risquer pour les recouvrer. Elle éprouvait une jalousie féminine, que rien ne pouvait apaiser, du respect qui environnaient mademoiselle Anne ainsi que la belle et noble Marguerite. Elle errait autour des murs du château, semblable à une âme malheureuse qui gémit en attendant la sépulture, et qui ne prévoit de repos que quand elle l’aura obtenue.
À ces sentiments se joignait l’ambition d’une mère qui songeait que son fils, par le choix qu’il ferait, obtiendrait un noble héritage, ou ne jouirait que d’une fortune médiocre : aussi le résultat ne pouvait-il en être douteux ; et la veuve Sandal, résolue de parvenir à ses fins, éprouva peu de scrupule quant aux moyens. Le besoin et l’envie lui avaient donné un désir insatiable d’honneurs, et les fausses religions, qu’elle avait tour à tour adoptées, lui avaient inspiré tous les détours de l’hypocrisie. Dans une vie pleine de vicissitudes, elle avait connu le bien et choisi le mal. La veuve Sandal résolut donc d’opposer un obstacle insurmontable à l’union des deux amants.
Cependant mademoiselle Anne se flattait encore que le testament de sir Roger n’était point connu. Elle s’apercevait du sentiment profond qui paraissait unir les cœurs de John et d’Éléonore ; et avec des idées moitié généreuses, moitié romanesques, car mademoiselle Anne avait eu beaucoup de goût dans sa jeunesse pour les grands coups d’épée qui plaisaient tant à madame de Sévigné, elle ne croyait pas que leur bonheur pût être sensiblement altéré par la perte des terres, des immenses richesses et des titres anciens de la famille de Mortimer. Ce n’est pas qu’elle ne mît un grand prix à ces distinctions, chères à toute âme élevée ; mais elle en mettait un plus grand encore à l’union sympathique des cœurs et des âmes qui cherchent la félicité en foulant aux pieds les trésors.
Le jour était fixé pour le mariage de John et d’Éléonore ; les habits de noce étaient préparés ; les nobles et nombreux amis de la famille étaient invités ; la grande salle du château était décorée avec magnificence. Déjà les cloches de la paroisse sonnaient un joyeux carillon, les valets de pied, en livrée bleue, avaient orné leurs boutonnières de faveurs, et s’occupaient à garnir la coupe du wassail [1], destinée à être plus d’une fois remplie et vidée. Mademoiselle Anne tira de sa propre main, d’une armoire d’ébène, une robe de velours et de satin, qu’elle avait portée au mariage de la princesse Elisabeth, fille de Jacques Ier, avec le prince palatin. L’héritière s’avança aussi, parée avec magnificence ; mais on remarqua que ses belles joues étaient plus pâles encore que celles de la mariée ; et le sourire, qui, pendant toute la matinée, ne quitta pas un instant ses lèvres, semblait être plutôt un effort de courage qu’une marque de bonheur. La veuve Sandal avait paru fort agitée, et était sortie de bonne heure du château. Le marié n’avait pas encore paru, et la compagnie, après l’avoir attendu pendant quelque temps en vain, se mit en route pour l’église, ne doutant pas que, dans son impatience, il ne l’y eût devancée.
Le cortège fut magnifique et nombreux. La famille de Mortimer avait réuni ce soir-là toutes les personnes qui aspiraient à l’honneur de sa connaissance ; et telle était la pompe féodale qui accompagnait, à cette époque, un mariage dans une famille illustre, que les parents les plus éloignés s’étaient rendus de vingt lieues à la ronde au château, et offraient comme une armée d’amis magnifiquement parée pour assister à la grande cérémonie.
La plus grande partie de la société, sans en excepter les femmes, était à cheval, ce qui ajoutait encore à la tumultueuse magnificence de la procession. On voyait un petit nombre de lourdes voitures, d’une forme très incommode, mais surchargées de dorures et de peintures, et dont les amours sur les panneaux avaient été retouchés pour cette occasion. La mariée fut posée sur son palefroi par deux pairs du royaume. Marguerite était auprès d’elle avec un cortège galant ; et mademoiselle Anne fermait la marche, glorieuse de voir encore disputer l’honneur de lui offrir la main : on eût dit qu’elle était revenue au jour du mariage de la princesse palatine.
On arrive à l’église. La mariée, les parents, la noble compagnie, le pasteur, tout s’y trouvait… excepté le marié. Il y eut un long et pénible silence. Quelques gentilshommes sortirent en diverses directions pour aller à sa rencontre. L’ecclésiastique resta à l’autel jusqu’à ce que, fatigué d’attendre, il se décidât à se retirer. La foule des domestiques, jointe aux habitants des villages voisins, remplissait le cimetière. Leurs acclamations ne cessaient point. Éléonore, accablée de chaleur et d’inquiétude, demanda la permission de se retirer pour un moment dans la sacristie.
Mademoiselle Anne y guida les pas chancelants de la mariée, et la conduisit vers une fenêtre ouverte, en essayant de détacher son voile de dentelle. Éléonore s’approche pour respirer un air plus pur. Tout à coup elle entend le bruit du galop d’un cheval ; elle lève machinalement les yeux : c’est Sandal ; il jette un regard d’horreur sur la mariée plus morte que vive, pique des deux et disparaît en un moment.
XXXVII

Un an après cet événement on voyait deux femmes se promener ou plutôt errer tous les soirs dans les environs d’un hameau situé dans la partie la plus solitaire du comté d’York. La campagne était agréable et pittoresque ; mais ces femmes qui avaient conservé des yeux pour contempler la nature n’avaient plus de cœur pour jouir de ses charmes. L’une des deux, maigre et exténuée, est jeune encore ; mais déjà ridée. Ses yeux noirs brillent d’un éclat effrayant sur un visage froid et blanc comme celui d’une statue. Elle ressemble à un lys épanoui trop tôt et frappé d’une gelée printanière : c’est Éléonore Mortimer. L’autre marche à côté d’elle d’un pas si roide et si mesuré, qu’elle paraît ne se mouvoir qu’à l’aide d’un mécanisme ingénieux. Ses yeux petits et perçants se dirigent si droit devant elle, qu’elle n’aperçoit ni le ciel, ni la terre, ni les arbres ou les champs qui bordent la route. C’est une tante puritaine d’Éléonore, une sœur de sa mère, chez laquelle elle a fixé sa résidence. Son costume est arrangé avec une telle précision que l’on dirait qu’un mathématicien en a calculé tous les plis ; chaque pointe d’épingle connaît sa place et remplit son devoir. Sa coiffe arrondie ne laisse rien paraître de ses cheveux sur son front, et son large capuchon ajoute une teinte plus sombre à tous ses traits.
À compter du jour de son mariage avorté, Éléonore, pleine du sentiment de la fierté virginale offensée, sentiment que sa douleur même ne pouvait étouffer, n’avait eu d’autre désir que de quitter le lieu témoin de son malheur. Ce fut en vain que sa résolution fut combattue par sa tante et par Marguerite, qui, frappées d’horreur à ce funeste événement, dont il leur était impossible de deviner la cause, l’implorèrent avec la tendresse la plus vive de ne point quitter le château, engageant leur parole qu’elles n’y admettraient jamais le traître qui l’avait abandonnée. Éléonore ne répondit à leurs affectueuses supplications qu’en serrant leurs mains de ses mains glacées et en levant sur elles des yeux remplis de larmes qui n’avaient pas la force de couler.
— Restez avec nous, dit la noble et généreuse Marguerite : non, vous ne nous quitterez pas.
— Ma chère cousine, répondit enfin un jour Éléonore, j’ai tant d’ennemis dans ces murs que ma vie n’y est pas en sûreté.
— Des ennemis ! s’écria Marguerite.
— Oui, ma bien-aimée cousine. Tous les lieux qui conservent la trace de ses pieds, les perspectives qu’il aimait à contempler, l’écho qui répétait le son de sa voix, plongent dans mon cœur autant de poignards ; et les personnes qui m’aiment ne peuvent désirer que mon supplice se prolonge.
Marguerite ne put répondre au gémissement douloureux qui accompagna ces paroles que par des larmes ; et quelques jours après, Éléonore se mit en route pour la maison de sa tante, puritaine fort dévote, qui habitait le comté d’York.
Quand la voiture qui devait l’emmener arriva à la porte, mademoiselle Anne, soutenue par ses femmes, s’avança jusqu’à la moitié du pont-levis pour prendre congé de sa nièce, ce qu’elle fit avec une courtoisie noble et affectueuse. Marguerite, placée à une fenêtre, ne chercha point à cacher ses larmes. Elle fit de la main un signe à Éléonore. La tante conserva sa tranquillité tant qu’elle fut en présence des domestiques. Quand ils se furent éloignés, elle rentra dans sa chambre pour pleurer.
La voiture avait à peine fait une lieue, quand un serviteur, monté sur un coursier rapide, s’approcha de la portière et présenta à Éléonore son luth qu’elle avait oublié. Elle le contempla pendant quelques instants avec un regard qui offrait le combat de la mémoire avec la douleur ; puis elle donna ordre que l’on en brisât sur-le-champ les cordes, et elle continua son voyage.
La retraite qu’Éléonore avait choisie ne lui offrit point le repos qu’elle avait espéré d’y trouver. C’est ainsi que pendant la fièvre de la vie nous espérons en vain trouver du soulagement dans le changement de lieu.
Éléonore était retournée dans la famille de sa mère, dans l’espoir de renouveler d’anciens souvenirs effacés ; mais elle ne retrouva plus que les mots qui, jadis, lui avaient fourni des idées et elle chercha en vain les impressions qu’elle en avait autrefois éprouvées. Elle avait pensé que le langage de sa tante lui paraîtrait encore aussi sublime que dans ses premières années : elle fut trompée. On ne négligeait cependant rien pour la satisfaire. Quand elle voulait lire, on lui fournissait des livres puritaniques de tout genre. Si, désespérée de toucher son insensible cœur, elle abandonnait sa lecture, on l’invitait à une pieuse conférence, Éléonore se mettait à genoux et pleurait avec les autres à ces conférences, mais tandis que son corps était prosterné devant la divinité, ses larmes coulaient pour une créature qu’elle n’osait nommer. Quand dans l’excès de sa douleur elle courait vers le petit jardin qui entourait la modeste demeure de sa tante, afin d’y épancher ses douleurs dans la solitude, elle y était suivie de cette dame qui, d’un air calme et sans presser sa marche, lui offrait pour la consoler quelque nouvelle production mystique.
Éléonore, beaucoup trop habituée à cette fatale irritation du cœur qui nous prive de tout autre sentiment, s’étonnait comment un être si distrait, si froid, pouvait supporter son immobile existence. Sa tante se levait tous les jours à la même heure, faisait sa prière à la même heure, recevait à la même heure les pieux amis qui venaient la visiter et dont l’existence était aussi monotone et aussi apathique que la sienne. Les repas étaient réglés ; mais elle priait sans onction, mangeait sans appétit, et se mettait au lit sans avoir la moindre inclination au sommeil. Sa vie était purement machinale ; mais la machine était si bien montée qu’elle paraissait se rendre compte de ses mouvements et en éprouver une sorte de satisfaction.
Éléonore s’efforça vainement d’imiter cette vie de froide médiocrité. Elle voyait un être inférieur à elle sous tous les rapports jouir d’une espèce de bonheur, tandis qu’elle-même était malheureuse, et s’en étonnait. Hélas ! elle ne savait pas que ceux qui sont privés de cœur et d’imagination sont les seuls qui sachent jouir des agréments de la vie.
Éléonore luttait contre sa destinée ; sa raison s’était développée pendant son séjour au château de Mortimer : mais malheureusement son cœur s’y était aussi développé et d’une manière fatale : rien n’est plus terrible que le combat entre un esprit supérieur et un cœur brûlant d’une part et des individus d’une parfaite médiocrité de l’autre. Plus nous déployons de force, plus nous nous sentons paralysés par la faiblesse même de nos adversaires. C’est en vain que nous attaquons un ennemi qui ne comprend point notre langage et qui ne se sert point de nos armes. Éléonore finit par y renoncer ; cependant elle luttait encore avec ses propres sentiments ; elle avait reçu ses premières impressions religieuses sous le toit de cette même tante, et vraies ou fausses, elles avaient été si vives qu’elle désirait ardemment de les renouveler. Elle se rappelait entre autres une scène fort touchante qui avait eu lieu pendant son enfance.
Un vieux ministre non conformiste, véritable saint Jean pour la simplicité des manières et la sainteté de la vie, avait été arrêté par un magistrat, dans le moment même où il distribuait la parole de consolation à quelques personnes de son troupeau rassemblées dans la chaumière de la tante d’Éléonore. Le vieillard fut arraché de sa place pendant qu’il débitait son sermon, et mourut quelque temps après en prison.
Cette scène se peignit en traits ineffaçables dans la jeune imagination d’Éléonore. Au sein de la magnificence du château de Mortimer, elle ne s’était jamais oblitérée, et maintenant elle s’efforça de se rappeler ses moindres circonstances, dans l’espoir que son cœur en serait encore aussi touché qu’il l’avait été jadis. Ferme dans ses propos, elle ne négligea rien pour exciter en son âme cette réminiscence de religion : ce fut sa dernière ressource. Elle se rendit dans la petite chambre où la scène s’était passée ; elle s’assit sur la même chaise qu’occupait cet homme vénérable, quand on vint l’arracher du sein de ses ouailles. Elle avait cru voir un prophète monter au ciel ; elle eût voulu s’attacher à sa robe pour y monter avec lui. Elle essaya en répétant ses derniers mots de reproduire l’effet qu’ils avaient eu sur son cœur ; mais elle fondit en larmes en découvrant que ces mots n’avaient plus aucun sens pour elle.
Un nouveau combat vint bientôt se réunir à ceux qu’elle éprouvait. À cette époque, les lettres circulaient difficilement, et on n’en écrivait guère que dans des occasions importantes. Éléonore en reçut néanmoins deux à très peu d’intervalle ; elles étaient écrites par sa cousine Marguerite qui les envoya par un exprès. La première annonçait l’arrivée de John Sandal au château, et l’autre la mort de mademoiselle Anne Mortimer. À toutes deux étaient joints des post-scriptum parlant en termes mystérieux de l’interruption de la cérémonie du mariage, et donnant à entendre que la cause n’en était connue que de l’écrivain, de John Sandal et de sa mère. Il y avait aussi des instances pour qu’Éléonore voulût bien revenir au château où elle serait reçue par Marguerite et par John Sandal avec une amitié fraternelle.
Les lettres lui tombèrent des mains en les lisant. Elle n’avait jamais cessé de penser à John Sandal, quoiqu’elle fit les plus grands efforts pour n’y point penser. Son nom même lui causait une sensation si douloureuse, qu’elle ne pouvait ni l’exprimer ni la cacher.
Elle réfléchit longtemps en lisant les détails de la mort de mademoiselle Anne. Cet événement lui fit faire un retour sur elle-même ; elle envia à sa tante le port de repos dans lequel elle était heureusement arrivée. D’ailleurs, la mort de mademoiselle Anne n’avait pas été indigne de la magnanimité et de l’héroïsme de sa vie. Elle avait embrassé avec ardeur la cause de la malheureuse Éléonore, et elle avait juré en présence de Marguerite dans le château de Mortimer, de ne jamais plus admettre dans ses murs l’homme qui avait si indignement abandonné celle qui l’attendait à l’autel.
Un soir, pendant que mademoiselle Anne lisait quelques manuscrits du temps, on vint lui annoncer qu’un cavalier (les domestiques savaient tout le charme que ce mot avait pour une ancienne royaliste) avait passé le pont-levis, qu’il avait pénétré jusque dans le vestibule, et qu’il s’avançait vers l’appartement où elle se tenait.
— Qu’on le fasse entrer, répondit-elle en se levant de sa chaise, et se tournant de façon à regarder la porte. Elle se mettait en devoir de saluer l’étranger, lorsque à son grand étonnement elle vit paraître John Sandal. Ses yeux qui n’avaient presque rien perdu de leur vivacité avec l’âge, le reconnurent sur-le-champ.
— Retirez-vous ! retirez-vous ! s’écria-t-elle d’un ton noble et en lui faisant signe de la main, retirez-vous ! ne profanez pas ce seuil en le passant.
— Écoutez-moi pour un instant, Mademoiselle ; permettez que je vous adresse la parole à genoux. Cet hommage, je le rends à votre rang et à notre parenté. Ne croyez pas que ce soit un aveu et que je me sente coupable.
À ces mots et à l’action qui les accompagna, les traits de mademoiselle Anne éprouvèrent une légère contraction, une convulsion momentanée.
— Levez-vous, Monsieur, levez-vous, dit-elle, et dites ce que vous avez à dire ; mais n’entrez pas dans un appartement où vous êtes indigne de pénétrer.
John Sandal se leva et montra du doigt le portrait de sir Roger Mortimer auquel il ressemblait beaucoup. Mademoiselle Anne le comprit, et s’avançant de quelques pas sur le plancher de bois de chêne, elle se tint debout ; puis indiquant de son côté le portrait avec un air de dignité qu’il serait impossible de rendre par le pinceau, elle sembla dire : celui à qui vous vous vantez de ressembler et dont vous réclamez la protection n’a jamais, comme vous, déshonoré ces murs par une bassesse, par une trahison indigne. Traître ! jetez les yeux sur son portrait !
L’expression de la demoiselle avait quelque chose de sublime. Le moment d’après, elle éprouva une convulsion beaucoup plus forte ; elle voulut parler ; mais ses lèvres ne lui obéissaient plus. Elle resta pendant quelques instants dans la même attitude et s’efforça ensuite de quitter la place ; mais ses membres étaient entièrement roidis. Après quelques efforts inutiles, elle tomba sans connaissance aux pieds de son neveu.
Elle ne survécut pas longtemps à cette entrevue et ne recouvra jamais l’usage de la parole. Elle conserva néanmoins toute sa raison, et jusqu’au dernier moment, elle fit entendre par ses gestes qu’elle ne voulait prêter l’oreille à aucune justification de la conduite de Sandal. Celui-ci en donna pourtant l’explication à Marguerite, qui, quoique émue et affligée par ce qu’elle découvrit, finit néanmoins par s’accoutumer à l’idée que lui présentait cette découverte.
Peu de temps après la réception de ces lettres, Éléonore prit la résolution soudaine, mais peu étonnante, de se rendre immédiatement au château de Mortimer. Ce n’était point le désir de se dérober à la vie monotone qu’elle menait, ni celui de jouir de nouveau de la pompe qui régnait au château, ni même le besoin de changement de lieu, qui la décida à ce voyage : c’était une voix presque imperceptible, qui, au fond du cœur, lui murmurait : Allez, et peut-être…
Éléonore se mit donc en route, et elle acheva son voyage aussi promptement que le permettait l’état des communications vers le milieu du dix-septième siècle. Son cœur palpita quand la voiture s’arrêta devant une grille gothique du parc, au-delà de laquelle il y avait une avenue de deux rangs d’ormes. Elle descendit, et le domestique qui l’accompagnait voulait lui montrer un sentier qui raccourcissait la distance. Elle lui fit signe qu’elle n’avait pas besoin de son service, et elle s’avança seule et à pied. Son cœur lui rappelait qu’elle avait erré une fois, dans cette même partie du parc, avec John Sandal. Son sourire répandait sur le passage une lumière plus douce que le soleil couchant. Elle revoyait les arbres, elle revoyait la lumière du soleil, mais elle ne retrouvait plus ce sourire enchanteur.
En s’approchant, à pas tremblants, du château, elle aperçut l’écusson funéraire que Marguerite, pour honorer sa grand-tante, avait fait placer, depuis sa mort, au-dessus de la tour principale, comme si le dernier mâle de la famille de Mortimer eût cessé de vivre[1]. Éléonore leva les yeux, et mille pensées diverses remplirent soudain son cœur : Celle qui vient de mourir, se dit-elle, avait une âme toujours attachée à des pensées glorieuses, aux actions les plus nobles de l’humanité, aux plus sublimes idées de l’éternité. Son grand cœur ne put admettre que deux hôtes : l’amour de Dieu et celui de son pays. Ils restèrent avec elle jusqu’à la fin, car ils trouvèrent la demeure digne d’eux. Le mien, au contraire, accueillit un autre habitant ; et comment a-t-il été récompensé de son hospitalité ? Le traître l’a dévasté !
En entrant dans la grande salle du château, elle y trouva Marguerite, qui la reçut avec la plus tendre affection ; et John Sandal, qui, après le premier moment de joie, lui adressa la parole avec cette bienveillance calme et fraternelle qui ne laissait rien espérer. Il lui serra la main, témoigna la plus vive sollicitude pour sa santé, la pressa de se retirer pour prendre du repos après la fatigue de son voyage. Éléonore, faible et presque sans connaissance, saisit les mains de Sandal et de Marguerite, et, par un mouvement involontaire, les joignit l’une dans l’autre. La veuve Sandal était présente à cette scène. Elle montra beaucoup d’émotion à l’entrée d’Éléonore ; mais elle sourit à ce mouvement extraordinaire et spontané.
Éléonore se retira dans l’appartement qu’elle avait autrefois occupé. Marguerite, avec une prévoyance tendre et délicate, en avait fait changer tous les meubles ; il ne s’y trouvait plus rien qui lui rappelât les temps passés, si ce n’est son propre cœur. Elle s’assit, réfléchit à l’accueil qui venait de lui être fait : plus elle y pensa, plus elle sentit l’espoir se dissiper graduellement dans son cœur. L’expression du mépris ou de la haine lui eût paru moins désolante : car elle savait que les plus fortes passions se changent souvent en leurs extrêmes opposés, tandis que la simple bienveillance ne devient jamais une passion. Aussi fut-elle bientôt convaincue que tout était perdu.
Pendant plusieurs jours elle eut à souffrir l’intolérable peine de voir l’homme qu’elle aimait la traiter avec la froide indifférence de l’amitié.
Ceux qui ont éprouvé cette peine peuvent seuls s’en former une idée. Éléonore, par les efforts les plus pénibles, tâchait de se faire aux nouvelles habitudes du château, car tout y était bien changé depuis la mort de mademoiselle Anne. Les nombreux prétendants à la main de la noble et riche héritière s’y présentaient en foule, et, selon l’usage du temps, ils y étaient somptueusement traités, et invités, par des fêtes réitérées, à y prolonger leur séjour.
Dans ces occasions, John Sandal témoignait toujours des attentions particulières à sa cousine Éléonore. Ils dansaient ensemble ; et quoique, dans la rigidité de son éducation puritaine, on eût cherché à lui inspirer une grande horreur pour cet amusement, elle s’y plaisait cependant, et sa danse était infiniment gracieuse, surtout quand elle était soutenue par celle de Sandal, qui était l’un des meilleurs danseurs de son temps. Tout le monde l’applaudissait, et elle était admirée même des courtisans les plus à la mode ; mais, en se mettant en place, Éléonore se disait que Sandal eût dansé précisément de même quand il aurait eu pour danseuse la personne la plus indifférente à ses yeux. Il lui avait indiqué, de la manière la plus gracieuse, les plus légères erreurs qu’elle avait commises dans la figure ; il l’avait reconduite avec la politesse la plus tendre et la plus inquiète, et s’était empressé de la rafraîchir avec le vaste éventail alors à la mode. Rien ne pouvait être plus flatteur ; mais Éléonore sentait que ces attentions n’étaient point celles d’un amant.
Un soir Sandal étant sorti pour visiter un seigneur du voisinage, Marguerite et Éléonore se trouvèrent seules. Toutes deux paraissaient désirer également une explication qu’aucune ne voulait entamer. Éléonore restait à la fenêtre par où elle avait vu partir Sandal, jusqu’à ce que l’obscurité ne lui permît plus de rien distinguer. Marguerite fut la première qui rompit le silence en disant :
— Éléonore, ne le cherchez plus ; il ne peut jamais être à vous ! Ce discours imprévu et le ton de conviction dont il était prononcé, fit sur Éléonore l’effet d’un avertissement du ciel. Elle n’eut pas la force de demander comment cette certitude avait été acquise. L’esprit se trouve souvent dans une situation où il écoute la voix d’un être humain comme celle d’un oracle, et au lieu de demander l’explication de la destinée qu’elle annonce, attend avec soumission ce qui lui reste à dire. Éléonore s’éloignant donc lentement de la fenêtre, demanda avec une tranquillité effrayante s’il s’était irrévocablement expliqué à sa cousine.
— Et il n’y a donc plus d’espoir ?
— Il n’y en a plus.
— Et c’est lui qui vous l’a dit… lui-même ?
— Oui, ma chère Éléonore, et de grâce ne parlons plus jamais sur ce sujet.
— Jamais, répondit Éléonore ; non, jamais.
La sincérité et la dignité du caractère de Marguerite étaient des gages certains de la vérité de ce qu’elle disait, et c’était peut-être pour cela qu’Éléonore faisait de si grands efforts pour se dérober à une conviction qui passait malgré elle dans son esprit. Dans les maladies du cœur nous ne pouvons supporter la vérité, nous aimons mieux le mensonge qui nous plaira pour un moment. Les esclaves de leurs passions, comme les esclaves du pouvoir portent une haine égale à ceux qui ne savent point les flatter.
De nouvelles preuves s’offraient à elle de moment en moment ; elle voyait, elle sentait jusqu’au fond de l’âme, l’attachement croissant de John Sandal et de Marguerite ; et cependant elle rêvait à des obstacles imprévus, à une explication ; elle se disait, peut-être ! Ce mot est le dernier qui cesse de sortir de la bouche de ceux qui aiment.
En abandonnant ses prétentions au cœur de son amant, Éléonore se contentait de ses regards. Elle se disait à elle-même : Que je le voie sourire, quand même ce ne serait pas pour moi ! Il me suffit de vivre en sa présence ; que son âme soit tout entière à une autre ; n’importe, un de ses regards peut s’égarer et tomber sur moi : je n’en demande pas davantage.
Cependant la tante puritaine d’Éléonore crut devoir faire, vers cette époque, un effort pour la retirer de ce qu’elle appelait les embûches de l’ennemi. Elle lui écrivit, non sans peine, une longue lettre pour la conjurer de revenir auprès de celle qui avait servi de guide à sa jeunesse, et dans le sein de son Dieu. Après avoir employé tous les arguments spirituels qu’elle put imaginer, elle ajouta que la main qui traçait ces lignes ne serait probablement bientôt plus en état de réitérer ses avis ; peut-être même serait-elle déjà placée dans la tombe, pendant que sa nièce lirait l’épître qu’elle lui adressait.
Éléonore versa des larmes ; mais elles ne furent causées que par une émotion physique et nullement par une conviction morale. Rien n’endurcit le cœur comme l’amour, quoiqu’il semble devoir l’adoucir. Elle répondit cependant, mais l’effort fut aussi grand que l’avait été celui de sa vieille parente. Elle reconnaissait dans sa lettre, avec les regrets les plus vifs, l’abandon de ses principes religieux ; elle parlait ensuite de son malheureux amour dont elle déplorait la force invincible, et finissait pourtant par exprimer l’espoir et le vœu de se reposer enfin dans un port de salut.
Toute la famille remarqua l’altération de la santé d’Éléonore ; le domestique lui-même qui se tenait derrière sa chaise témoignait de jour en jour plus de tristesse. Marguerite se repentit de l’avoir engagée à venir au château.
Éléonore le sentait comme les autres, et elle aurait voulu leur épargner ce chagrin ; mais il lui fut impossible de ne pas regretter sa jeunesse et sa beauté qui se flétrissait également dans une douleur sans remède. Un jour, poussée au désespoir par la peine insupportable à laquelle elle était en proie, elle épancha son cœur devant sa cousine.
— Il m’est impossible, lui dit-elle, de supporter plus longtemps cette existence ; de fouler le plancher où ses pas s’impriment, de voir tous les objets qui m’entourent réfléchir son image, sans jamais en voir la réalité ; de sentir quand je l’aperçois, qu’il est le même et que cependant il ne l’est pas ; le même à l’œil, mais un autre par le cœur. Ô Marguerite ! ce combat continuel entre le rêve de l’imagination et le triste réveil de la réalité, plonge dans mon sein un poignard qu’aucune main humaine ne peut retirer, et dont la plaie envenimée brave les efforts de la médecine !
Marguerite versa des pleurs en l’écoutant, et puis elle exprima à regret son consentement au départ d’Éléonore, si celle-ci le jugeait nécessaire à son repos.
Le soir même qui suivit cette conversation, Éléonore qui avait coutume d’errer[2] seule dans les bois dont le château était entouré, rencontra John Sandal. Le temps était beau ; la saison était la même que celle où ils s’étaient vus la première fois. Rien n’était changé dans la nature ; leurs cœurs seuls n’étaient plus d’accord. Sandal, en l’abordant, lui avait adressé la parole avec une voix aussi mélodieuse et des accents aussi tendres que jadis, avec ses accents qui n’avaient jamais cessé de retentir dans son oreille. Elle crut remarquer dans ses manières plus de sensibilité qu’elles n’en avaient offertes depuis peu, et les souvenirs du lieu où ils se trouvaient ajoutaient à cette illusion. Une vaine espérance fit palpiter imperceptiblement son cœur. Elle pensait à ce qu’elle n’osait exprimer, et osait pourtant croire. Ils continuèrent leur promenade ensemble. Ils regardèrent ensemble les derniers rayons de lumière, éclairant les montagnes pourprées, et au milieu du profond silence des bois, une voix éloquente parlait à leurs cœurs. Éléonore se risqua à lever les yeux sur ce front qui, jadis, lui avait paru celui d’un ange. Il offrait le même éclat et le même sourire ; mais l’éclat n’était plus que la réflection du couchant enflammé, et le sourire ne s’adressait qu’à la nature seule. Quand elle en fut bien convaincue, elle fondit involontairement en larmes ; l’expression d’une tendre surprise de la part de Sandal et les paroles de consolation qu’il lui adressa ne firent qu’ajouter à sa souffrance. Elle avait mis son dernier espoir dans la nature et cet espoir lui manqua. Dans ce moment elle entendit les faibles sons d’une musique pastorale. Ces sons qui partaient de la flûte d’un jeune paysan semblaient lui dire : non, non, jamais, jamais ! Tout paraît prophétique aux malheureux. Le cœur désespéré d’Éléonore accepta le présage de cette musique lugubre.
Peu de jours après cette dernière rencontre, Éléonore écrivit à sa tante du comté d’York, pour lui dire que si elle voulait la recevoir de nouveau sous son toit, elle s’y fixerait volontiers pour le reste de ses jours, ajoutant, en réponse à la dernière partie de la lettre de sa tante, que malgré la différence de leur âge, sa vie, selon toutes les apparences, ne se prolongerait pas au-delà de la sienne.
À son départ, Marguerite pleura et Sandal témoigna la plus vive sollicitude. Parvenue à quelque distance du château, elle renvoya le carrosse de la famille, disant qu’elle irait à pied avec sa femme de chambre jusqu’à la ferme où des chevaux l’attendaient. Elle s’y rendit en effet, mais au lieu de continuer sa route elle y demeura cachée. Le bruit d’un mariage projeté entre John Sandal et Marguerite avait frappé son oreille.
Le jour de la noce ne tarda pas à arriver : Éléonore se leva de grand matin. Les cloches sonnaient un carillon joyeux (tel qu’elle en avait entendu autrefois dans une occasion semblable). Les amis arrivèrent aussi nombreux et aussi gais que le jour qu’ils l’avaient accompagnée à l’autel. Elle vit les brillants équipages, elle entendit les cris de joie de la moitié de la province ; elle se figura le timide sourire de Marguerite et la figure radieuse de celui qui avait été autrefois destiné à sa main.
Tout à coup le bruit cessa. Elle comprit que la cérémonie continuait ; puis qu’elle était finie ; que les mots irrévocables étaient prononcés ; que le lien indissoluble était formé. Les cris de joie retentirent de nouveau quand le brillant cortège retourna au château. Éléonore vit et entendit tout. Quand le silence fut rétabli, elle jeta par hasard les yeux sur sa robe ; elle était blanche comme celle qu’elle avait portée le jour destiné à ses noces. Elle l’échangea en frémissant contre une robe de deuil, et se mit en route pour un voyage, qui devait la conduire, à ce qu’elle espérait, au terme de sa destinée.
XXXVIII

Quand Éléonore arriva dans le comté d’York, sa tante n’était déjà plus. Éléonore alla visiter sa tombe. Elle y resta pendant quelques instants, mais ne put y répandre une larme. Elle comparait sa vie agitée et douloureuse au bonheur dont jouissait sa tante, et le sort de celle-ci lui parut plus digne d’envie que de regrets.
La perte de sa parente rendit l’existence d’Éléonore plus triste et plus monotone, s’il était possible, qu’elle ne l’eût été sans cela. Elle était fort charitable pour les malheureux des environs, et jamais elle ne sortait de chez elle que pour les aller voir.
Elle avait reçu plusieurs lettres de Marguerite qu’elle avait lues et posées de côté sans y faire de réponse ; une nouvelle lettre vint enfin la tirer de l’état de stupeur où elle gémissait depuis longtemps. Elle la lut avec le plus vif intérêt et se prépara sur-le-champ à y répondre en personne.
Le courage de Marguerite paraissait se démentir à l’heure du danger. Elle disait à sa cousine que cette heure approchait à grands pas, et elle la suppliait de venir la consoler et la soutenir dans le péril qui la menaçait. Elle ajoutait que l’affection de John Sandal, dans ce moment fatal, la touchait plus qu’aucune autre preuve qu’elle eût reçue de son amour ; mais qu’elle ne pouvait voir sans chagrin que pour rester auprès d’elle il abandonnait tous ses plaisirs d’habitude. Vainement le pressait-elle de fréquenter selon son usage les châteaux des environs, il ne voulait point la quitter d’un seul instant ; mais elle espérait que la présence d’Éléonore l’engagerait à céder à ses prières, vu qu’il serait tranquille quand il la saurait avec l’amie de son enfance, dont les tendres soins lui seraient plus précieux encore que ceux d’un homme, quel qu’il fût.
Éléonore se mit sur-le-champ en route. Ce qui s’était passé depuis son départ avait élevé entre elle et son amant une barrière insurmontable ; et désormais, il n’était réellement plus pour elle qu’un frère.
Quand elle arriva, Marguerite commençait déjà à sentir les premières douleurs. Elle avait eu une grossesse pénible. Les souffrances naturelles de son état avaient été augmentées par l’idée de la responsabilité qui pesait en quelque sorte sur elle, au moment où elle allait peut-être donner la naissance à un héritier de la maison de Mortimer.
Éléonore s’approcha de son lit de douleurs ; elle pressa ses lèvres glacées sur les lèvres brûlantes de sa cousine, et pria pour elle.
Les premiers médecins de la province venaient d’arriver au château. La veuve Sandal marchait à grand pas dans les appartements voisins. Elle ne communiquait à personne les inquiétudes inexprimables qu’elle éprouvait.
Deux jours et deux nuits se passèrent dans des alternatives d’espoir et de tourments. Les cloches ne cessèrent de sonner dans toutes les paroisses à quatre lieues à la ronde. Les vassaux arrivaient en foule au château pleins d’une sollicitude honnête et sincère. D’heure en heure, la noblesse des environs envoyait savoir des nouvelles de la malade. Des couches dans une famille illustre étaient à cette époque un événement d’une grande importance.
Le moment arriva. Marguerite accoucha de deux enfants morts, et la jeune mère ne tarda pas à les suivre au tombeau. Dans cette occasion funeste elle montra un courage digne de Mortimer. Elle chercha de ses mains glacées la main de son malheureux époux et celle d’Éléonore, qui fondait en larmes ; elle les joignit avec un mouvement que l’un des deux comprit, et pria pour que leur réunion pût être éternelle. Elle demanda ensuite à voir les restes de ses deux enfants. On les lui montra et au même instant, elle donna à entendre par des expressions détournées que s’ils n’avaient pas été les derniers rejetons de la famille de Mortimer, si l’attente et l’espérance n’avaient pas été portées au plus haut point, elle et ses enfants auraient pu voir prolonger leur vie.
En parlant sa voix s’altéra et ses yeux s’affaiblirent. Leurs derniers regards se tournèrent vers celui qu’elle aimait ; quand leur lumière fut éteinte, elle sentit encore ses bras qui la pressaient. Un instant d’après elle ne sentit plus rien.
Dans les convulsions terribles qui accompagnent le désespoir d’un homme, désespoir d’autant plus affreux qu’il est plus rare, l’infortuné Sandal se jeta sur le lit de son épouse ; et Éléonore, perdant tout autre souvenir dans un malheur si cruel, ne put que répéter ses cris, sans songer que celle dont elle déplorait la perte avait été, à ce qu’elle devait croire, le seul obstacle à son bonheur.
Mais de toutes les voix qui, dans ce jour de douleur, retentirent dans le château et firent résonner les voûtes et les tours, il n’y en eut point dont les accents ressemblassent à ceux de la veuve Sandal. Ses plaintes étaient des cris de rage ; son affliction, un désespoir que rien ne pouvait calmer. Courant, comme en démence, d’une chambre à l’autre, elle s’arrachait les cheveux et prononçait contre elle-même les plus horribles imprécations. Elle s’approcha, à la fin, de la chambre où la défunte était déposée. Les domestiques voulurent l’empêcher d’y pénétrer, mais ils n’en eurent pas la force. Elle s’y élança malgré eux, jeta un coup d’œil sur le cadavre immobile et sur les survivants muets ; puis se jetant à genoux devant son fils, elle avoua le secret de son crime, et développa dans toute son horreur cette masse d’iniquités, maintenant parvenue à son comble.
Son fils l’écouta, l’œil fixe et les traits immobiles, et quand elle eut fini, au lieu de la relever, comme elle le lui demandait, il repoussa les mains qu’elle lui tendait et tomba sur le lit avec un rire étouffé, mais affreux. On ne put l’en arracher que quand on retira le corps pour l’ensevelir, et ceux qui remplissaient ce pénible devoir, ne surent s’il fallait plaindre davantage celle qui était privée de la vie, ou celui chez qui le flambeau de la raison venait de s’éteindre à jamais.
La mère infortunée et coupable mourut quelques mois après, et déclara en mourant le secret de son crime à un ministre d’une église indépendante, qui, sur le bruit de son désespoir, était venu la visiter. Elle confessa que, poussée par l’avarice et plus encore par le désir de recouvrer l’importance qu’elle avait perdue dans la famille ; connaissant d’ailleurs les richesses et les dignités que son fils acquerrait par son mariage avec Marguerite et auxquelles elle participerait, après avoir mis en usage en vain tous les moyens de persuasion, elle s’était décidée à fabriquer un conte aussi faux qu’il était horrible, et dont elle fit part à son fils la veille de son mariage projeté avec Éléonore. Elle lui avait assuré qu’il n’était pas son fils, mais le rejeton du commerce illicite de son mari, le prédicateur, avec la mère puritaine d’Éléonore, qui avait été autrefois l’une de ses ouailles, et qui, de l’admiration pour ses sermons, avait passé à celle de sa personne. Cette liaison, avait-elle dit, lui avait causé de grandes inquiétudes pendant les premières années de son mariage. Elle ajouta que l’attachement réel de Marguerite pour son cousin avait pallié l’horreur de son action à ses yeux ; mais que quand elle avait vu son fils, le jour de son mariage projeté, quitter sa maison avec désespoir pour courir sans savoir où, elle avait eu un moment l’idée de le rappeler et de lui tout avouer. Bientôt cependant son cœur s’était endurci par la certitude que son secret était parfaitement sûr : car elle avait fait jurer à son fils qu’il ne le révélerait jamais, par respect pour la mémoire de son père et par pitié pour la coupable mère d’Éléonore.
Tout réussit au gré de ses criminels désirs. Sandal n’eut bientôt plus pour Éléonore que des yeux de frère, et l’image de Marguerite trouva place dans son cœur tendre et qui sentait le besoin d’aimer ; mais, comme il n’arrive que trop souvent aux artisans de fraudes et d’impostures, l’accomplissement apparent de ses vœux mit le comble à sa ruine. Le mariage de John et de Marguerite n’ayant point produit d’héritier, les biens passèrent au parent éloigné dont je vous ai parlé, et son fils, privé de sa raison par les chagrins que ses artifices lui avaient causés, se vit réduit à vivre de la modique pension que ses services passés lui avaient fait obtenir.
Quand la veuve Sandal eut expiré, Éléonore se retira dans sa chaumière du comté d’York avec l’objet infortuné de ses constantes amours et de ses tendres soins, et elle consacra le reste de ses jours à veiller sur lui et à guetter le retour d’une raison qui ne devait plus revenir.
Après avoir, pendant deux ans, dépensé une grande partie de sa fortune à consulter les premiers médecins de l’Angleterre, elle renonça enfin à toute espérance, réfléchissant que le revenu d’un capital, ainsi diminué, suffirait à peine pour procurer quelques-uns des agréments de la vie à celui qu’elle avait résolu de ne jamais abandonner, elle resta désormais tranquille à côté de son triste compagnon, et devint un exemple de plus du dévouement dont le cœur d’une femme est capable, ne se lassant jamais de faire le bien, sans qu’il ait besoin d’être excité, soit par la passion, soit par les applaudissements, soit même par la reconnaissance de l’objet qui ignore ce que l’on fait pour lui.
Elle passe la journée entière à ses côtés ; elle regarde attentivement cet œil jadis si brillant, et qui maintenant se fixe sur elle sans vie et sans expression. Elle songe à ce sourire si plein de grâce et d’esprit, et ne voit qu’un sourire vague qui cherche à plaire et ne peut rien exprimer. Elle détourne la tête et se repaît de souvenirs. Elle se rappelle le héros et l’amant ; celui qui réunissait tout ce qui pouvait éblouir les yeux, exalter l’imagination et attendrir le cœur. Elle le voit tel qu’il lui parut le premier jour. Tout à coup elle se réveille en sursaut en l’entendant rire ; elle voudrait partager sa joie, et lui-même ne sait pas l’expliquer.
Il lui reste cependant une consolation. Parfois la mémoire lui revient pour un instant ; il parle, et c’est son nom et non pas celui de Marguerite qu’il prononce. Un rayon d’espoir brille dans son cœur quand elle l’entend ; mais il se dissipe avec le rayon faible et errant qui a paru vouloir un instant éclairer la raison de l’infortuné.
Sa santé est le premier objet de ses soins. Tous les soirs elle le conduit à la promenade, et cherche les sentiers les plus écartés, afin d’éviter les personnes dont les indécentes railleries ou la froide pitié seraient à la fois pénibles pour elle et fatigantes pour son ami, dont la douceur avait survécu à la raison.
Ce fut à cette époque que je fis la connaissance… je veux dire qu’un étranger qui avait fixé sa demeure près du hameau qu’habitait Éléonore, commença à suivre de loin ces deux individus pendant leurs promenades lentes et solitaires. Il les épiait tous les soirs. Il était instruit de tout ce qui avait rapport à ces infortunés, et songea dès lors à en profiter. Leur vie était si retirée, qu’il ne pouvait espérer d’être présenté chez eux. Il chercha donc à gagner leur amitié en rendant de temps à autre de légers services au malade. Quelquefois il ramassait les fleurs, que sans le savoir, Sandal jetait dans le ruisseau, et puis il écoutait avec un sourire gracieux les paroles entrecoupées par lesquelles l’infortuné, qui conservait toute l’amabilité de son esprit éteint, s’efforçait de lui témoigner sa reconnaissance.
Éléonore en éprouvait aussi de son côté ; mais elle sentait quelques alarmes de l’assiduité avec laquelle l’étranger se trouvait tous les jours sur ses pas ; et soit qu’on l’encourageât ou qu’on le repoussât, il imaginait toujours quelque nouveau moyen de s’insinuer auprès d’eux. Ni la noble tristesse qui marquait les manière d’Eléonore, ni son profond abattement, ni ses saluts accompagnés de courtes réponses, ne purent vaincre la douce, mais infatigable importunité de cet inconnu.
Au bout de quelque temps, il risqua de lui parler de ses chagrins : c’est là un moyen certain d’obtenir la confiance des malheureux. Éléonore commença à prêter l’oreille à ses discours, et quoiqu’elle ne pût s’empêcher d’être étonnée de la connaissance qu’il montrait de toutes les circonstances de sa vie, elle éprouva aussi de la consolation de l’air de sympathie avec lequel il parlait ; mais surtout de l’espoir vague et mystérieux qu’il cherchait à lui inspirer. Il ne s’expliquait point à ce sujet, et même ce qu’il en disait, paraissait souvent lui échapper involontairement.
Les habitants du hameau, que l’oisiveté rendait curieux, ne tardèrent pas à remarquer que l’étranger et Éléonore étaient inséparables dans leurs promenades du soir.
Environ quinze jours après que l’on eut fait pour la première fois cette observation, Éléonore se présenta un soir chez un ecclésiastique du voisinage. L’heure était déjà avancée, la pluie tombait par torrents ; Éléonore, trempée et la tête découverte, frappait à coups redoublés à la porte. On la fit entrer, et la surprise de son hôte vénérable, à cette visite inattendue, se changea en effroi, quand elle lui en eut communiqué la cause. Il avait d’abord imaginé, connaissant la cruelle position où elle se trouvait, que la présence d’une personne aliénée ait eu sur son esprit un effet contagieux.
Elle avait, comme de coutume, rencontré l’étranger à la promenade. Il avait enfin osé faire une proposition qu’Éléonore se sentit à peine la force de répéter à l’ecclésiastique. Cette proposition épouvantable et le nom, presque aussi épouvantable, de l’étranger, occasionnèrent au pasteur une vive émotion. Après avoir gardé un assez long silence, il demanda à Éléonore la permission de l’accompagner un soir à la promenade. Elle y consentit, et fixa le rendez-vous au lendemain.
Il est nécessaire d’observer que cet ecclésiastique avait passé quelques années sur le continent, et que pendant ses voyages il lui était arrivé des aventures au sujet desquelles il courait les bruits les plus étranges, quoiqu’il gardât à leur égard le plus profond silence. Fixé depuis peu de temps dans les environs, il ignorait les événements qui avaient marqué la vie d’Éléonore.
Le douteux crépuscule se fondait déjà dans les ombres de la nuit quand le pasteur quitta sa maison et se dirigea vers le lieu qu’Éléonore lui avait indiqué et où elle rencontrait d’ordinaire l’étranger.
Ils y étaient déjà quand il arriva. Le visage détourné et l’air effrayé d’Éléonore, la sévère et calme importunité de l’étranger ne lui permirent pas de se méprendre sur le terrible sujet de leur conversation. Tout à coup, il s’avance et se présente aux yeux de l’étranger. Ils se reconnaissent sur-le-champ. Les traits de l’étranger offrirent une expression qui ne s’y était jamais peinte auparavant, c’était celle de la crainte. Il s’arrêta un moment, et se retira ensuite sans prononcer un mot et ne revint plus jamais obséder Éléonore.
Ce ne fut qu’au bout de quelques jours que l’ecclésiastique se sentit assez remis de l’émotion que cette rencontre lui avait causée pour pouvoir en expliquer le motif. Il fit dire pour lors à Éléonore que quand elle serait disposée à le recevoir, il aurait l’honneur de se rendre chez elle. Elle fixa le soir même. Il arriva, et quand le pauvre malade fut couché, quand ils furent assurés que rien ne les interromprait, ils s’assirent en face l’un de l’autre. Éléonore tremblait involontairement en songeant au récit qu’elle allait entendre ; et le pasteur, ému lui-même, ne commença qu’après un silence la relation qu’il lui avait promise.
Il lui dit d’abord qu’il avait connu dans sa jeunesse un Irlandais nommé Melmoth, dont la vaste érudition et l’esprit vif et profond lui avaient inspiré un intérêt tel que leur liaison n’avait pas tardé à devenir intime. Plus tard, jeté dans des routes différentes, il l’avait perdu de vue ; mais au commencement des troubles civils, ayant cherché, avec son père et sa famille, un asile en Hollande, il y avait de nouveau rencontré Melmoth, qui lui avait proposé un voyage en Pologne, offre qu’il avait acceptée avec plaisir. Il y avait fait la connaissance d’Albert Alasco, l’aventurier polonais, dont il raconta à Éléonore plusieurs traits extraordinaires.
— Je ne fus pas longtemps, dit-il ensuite, à découvrir que Melmoth s’était irrévocablement attaché à l’étude de cet art justement abhorré de tout chrétien. Il avait eu la faiblesse d’ajouter foi à ceux qui lui avaient promis la connaissance et le pouvoir du monde à venir… mais à des conditions qu’on ne peut répéter.
Une expression étrange agita ses traits à ces mots. Il se remit cependant et ajouta :
— À compter de ce moment notre liaison fut rompue. Je jugeai que Melmoth était entièrement livré aux illusions du démon, qu’il était au pouvoir de l’ennemi !
Je n’avais pas vu Melmoth depuis plusieurs années et je me préparais à quitter l’Allemagne, quand la veille de mon départ on me fit dire qu’un de mes amis, se croyant sur le point de mourir, désirait entretenir un ministre protestant. Nous étions sur les terres d’un électeur ecclésiastique. Je m’empressai de me rendre chez le malade. En entrant dans la chambre où j’avais été introduit par un domestique qui se retira sur-le-champ en fermant la porte après lui, je fus surpris de la voir remplie de livres et d’instruments d’astrologie et d’autres dont je ne pouvais deviner l’usage. Dans un des coins il y avait un lit, au chevet duquel je ne vis ni médecins, ni parents, ni amis. J’y jetai les yeux, et à ma grande surprise j’y distinguai la figure de Melmoth. Je m’avançai et je voulus lui adresser quelques mots de consolation. Il me fit signe de la main de garder le silence et je me tus. Le souvenir de ce qu’il avait été et la situation où il se trouvait me causèrent plus de frayeur encore que d’étonnement.
— Approchez, dit Melmoth, en parlant d’une voix très affaiblie, encore plus près. Je me meurs… vous ne savez que trop bien comment ma vie a été passée. J’ai commis le grand péché des anges… je me suis livré à l’orgueil… j’ai été fier de ma raison. C’est le premier des péchés mortels… J’ai aspiré après des connaissances défendues. Maintenant, je me meurs. Je ne recherche point les cérémonies de la religion. Je n’ai pas besoin de mots qui n’ont pas de sens pour moi, ou que du moins je voudrais qui n’en eussent pas. Ne me jetez pas ces regards d’horreur. Je vous ai fait appeler pour exiger de vous la promesse solennelle de cacher ma mort au monde entier. Que personne ne sache jamais où ni comment j’ai cessé d’exister.
Sa voix était si claire, son ton si énergique, que je ne pus me persuader qu’il fût réellement dans l’état qu’il disait, et je lui répondis : Mais je ne saurais croire que vous soyez mourant. Votre intelligence est nette, votre voix forte, votre langage suivi, et sans la pâleur de votre teint et votre position dans ce lit, je croirais à peine que vous êtes malade.
— Avez-vous, reprit-il, la patience et le courage nécessaire pour attendre la preuve de ce que je vous dis ?
Je répondis que je ne manquais point de patience, et quant au courage, j’invoquai en secret cet Être que j’honorais trop pour en prononcer le nom en sa présence. Il me comprit, et répondit par un sourire affreux ; puis montrant du doigt une pendule placée au pied de son lit, il dit :
— Observez bien cette pendule. Elle marque présentement onze heures. Mes idées sont nettes, et j’offre les apparences de la santé. Restez encore une heure et vous me verrez sans vie.
Je ne quittai pas le chevet de son lit. Les yeux de l’un et de l’autre restaient fixés sur la pendule : il m’adressait de temps à autre la parole ; mais ses forces diminuaient visiblement. Il me répéta plusieurs fois qu’un secret inviolable était de la plus haute importance, même pour moi ; et il me laissait entendre que nous pourrions nous revoir. Je lui demandai pourquoi il avait jugé convenable de me confier un secret, dont la divulgation devait avoir des suites si graves, tandis qu’il n’eût tenu qu’à lui de le tenir toujours caché. Il ne me répondit pas. Cependant l’aiguille de la pendule approchait de minuit. Ses traits changeaient, ses yeux s’affaiblissaient, sa voix n’articulait plus, sa bouche s’affaiblissait ; enfin sa respiration cessa. Je tâtai son pouls, il ne battait plus ; j’appliquai une glace à sa bouche, elle ne fut point ternie. Au bout de quelques instants son corps se refroidit tout à fait. Je ne quittai l’appartement qu’au bout d’une heure, il ne donnait aucun signe d’un retour à là vie.
Des circonstances malheureuses me retinrent longtemps sur le continent. Je le parcourus en tous sens, et partout j’entendais répéter que Melmoth vivait encore. Je n’ajoutai cependant aucune foi à ces bruits, et je revins en Angleterre bien convaincu qu’il était mort. Cependant c’est Melmoth qui marchait et qui parlait avec vous hier au soir. Mes yeux l’ont reconnu sur-le-champ. Il est tel que je l’ai vu il y a bien des années, quand ma marche était ferme et mes cheveux noirs. J’ai changé, mais il est toujours le même ; il semble que le temps n’ait pas osé porter la main sur lui. Il m’est impossible de concevoir par quel moyen il a pu prolonger ainsi son existence posthume et contre nature, à moins que le bruit terrible qui suivait partout ses pas sur le continent ne soit réellement fondé sur la vérité.
Éléonore, poussée à la fois par la frayeur et par une curiosité vague, demanda quel était ce bruit qu’elle tremblait de deviner.
— N’en demandez pas davantage, dit l’ecclésiastique, vous en savez déjà plus qu’aucune oreille humaine aurait jamais dû entendre, aucun esprit humain concevoir. Qu’il vous suffise d’avoir été mise en état par la puissance divine, de repousser les assauts du malin esprit. L’épreuve a été terrible, mais le résultat en sera glorieux. Si l’ennemi continue ses attaques, rappelez-vous qu’il a déjà été repoussé des cachots et des échafauds, du milieu des cris de Bedlam et des flammes de l’Inquisition. Il lui reste à être vaincu par l’adversaire le plus faible : un cœur flétri par une passion malheureuse. Il a parcouru la terre pour chercher des victimes à dévorer. Il n’a point trouvé de proie, même dans les lieux où il se flattait d’en rencontrer. Que ce soit pour vous un sujet de gloire et de joie, que dans votre faiblesse, vous ayez ainsi remporté la victoire à l’aide de ce pouvoir qui doit toujours anéantir le sien.
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Quelle est cette femme, affaiblie par le chagrin, qui soutient avec peine un malade exténué, et qui semble avoir elle-même besoin de support ? C’est toujours Éléonore, donnant le bras à John. Leur route est la même ; mais les années se sont écoulées sur leur tête. La soirée est triste : le vent d’automne siffle dans les arbres ; le ruisseau roule, à côté d’eux, ses eaux troubles, les feuilles desséchées résonnent sous leurs pas.
Tout à coup le malade indique, par un signe, qu’il désire s’asseoir. Sa fidèle compagne le conduit vers un tronc d’arbre couché, et se place à côté de lui. Il pose sa tête sur son sein, et elle sent, avec surprise et ravissement, des pleurs couler de ses yeux, pour la première fois, depuis de longues années. Il lui serre doucement la main : ce mouvement semble indiquer le retour de son intelligence. Elle le regarde, plein d’un espoir qu’elle ne peut exprimer. Il lève lentement la tête, et fixe les yeux sur elle. Dieu puissant et consolateur ! son regard est celui d’un être raisonnable. Il la remercie, par un coup d’œil délicieux, de tous ses soins, des longs et pénibles travaux de l’amour. Il ouvre la bouche ; mais ses lèvres ont perdu l’habitude de prononcer des paroles humaines. Il fait un effort difficile ; il le répète et ne réussit point. Les forces lui manquent, ses yeux se ferment ; son dernier soupir s’exhale sur le sein de la fidélité et de l’amour ; et, peu de jours après, Éléonore dit, à ceux qui entouraient son lit, qu’elle mourait heureuse, puisqu’il l’avait reconnue. Elle fit un signe à l’ecclésiastique, qui le comprit et y répondit.

XXXIX

Le seigneur don Francisco d’Aliaga, poursuivant le lendemain son voyage, ne put s’empêcher de se dire qu’il était inconcevable qu’un homme auquel il n’avait donné aucun encouragement, s’obstinât ainsi à le poursuivre, tantôt lui racontant des histoires qui n’avaient aucun intérêt pour lui, tantôt passant une journée entière à ses côtés sans ouvrir une seule fois la bouche.
— Seigneur, dit tout à coup l’étranger, parlant, pour la première fois, depuis le matin, et comme s’il eût deviné la pensée de son compagnon de voyage : – Je conviens que vous avez dû trouver étrange que je vous aie retenu si longtemps hier pour écouter une histoire qui n’avait aucun rapport à vous. Permettez-moi de vous en dédommager par une autre fort courte, et à laquelle je me flatte que vous prendrez un intérêt tout particulier.
— Vous m’assurez qu’elle sera courte ? dit Aliaga.
— Sans doute, et j’ajouterai qu’elle sera la dernière dont je vous importunerai.
— Puisqu’il en est ainsi, poursuivez, au nom de Dieu ; mais surtout je vous recommande un peu de ménagement.
— Il y avait une fois, dit l’étranger, un certain marchand espagnol qui avait acquis, par le commerce, une fortune considérable ; cependant, au bout de quelques années, ayant fait des spéculations malheureuses, il jugea devoir accepter l’offre que lui fit un de ses parents, de passer aux Indes, et d’y former une association avec lui. Il s’y rendit donc avec sa femme et son fils, laissant en Espagne une fille encore dans l’enfance.
— Cela ressemble bien à mon histoire, dit Aliaga, sans se douter de ce que l’étranger voulait dire.
— Deux années rétablirent non seulement sa fortune, mais encore lui donnèrent l’espérance de l’augmenter considérablement. Il résolut donc dès lors de se fixer aux Indes, et il écrivit en Europe, pour que sa fille vînt le trouver, avec sa nourrice, négresse d’une fidélité à toute épreuve, et qui était déjà, depuis plusieurs années, à son service.[1]
— Ceci me rappelle ce qui m’est arrivé, observa encore Aliaga, dont la conception n’était pas très prompte.
— Elles s’embarquèrent, en effet, par la première occasion qui s’offrit. Le vaisseau fit naufrage, et le bruit courut que la nourrice et l’enfant avaient péri avec tout l’équipage. On découvrit, au contraire, plus tard, qu’elles seules s’étaient sauvées, et qu’elles avaient débarqué dans une île déserte, où la nourrice était morte de fatigue et de besoin, tandis que l’enfant avait survécu, et était devenue une charmante fille de la nature, vivant de fruits, couchant sur des roses, buvant l’onde pure de la source, respirant l’harmonie du ciel, et répétant le petit nombre de mots européens que sa nourrice lui avait appris, en réponse aux chants des oiseaux et au murmure des ruisseaux, dont la musique, pure et sainte, était d’accord avec son cœur céleste.
— Je n’ai jamais entendu parler de tout cela, dit tout bas Aliaga. L’étranger continua :
— Un vaisseau en détresse ayant enfin abordé dans cette île, le capitaine délivra cette aimable victime de la brutalité de ses matelots ; et jugeant, d’après la langue qu’elle parlait, qu’elle appartenait à une famille espagnole fixée aux Indes, il résolut, en homme d’honneur, de la rendre à ses parents. Il la conduisit donc à Bénarès, où il fit les recherches nécessaires, et où elle retrouva sa famille.
À ces mots, Aliaga regarda l’étranger d’un air égaré. Il aurait voulu l’interrompre, mais il n’en eut pas la force.
— J’ai depuis entendu dire que cette famille était retournée en Espagne. La belle habitante de l’île déserte est devenue l’idole de vos cavaliers de Madrid, des promeneurs du Prado. Mais écoutez-moi bien ! Un œil est fixé sur elle, dont le regard est plus dangereux que celui du serpent ! Un bras s’apprête à la saisir, dont les étreintes font frémir l’humanité ! Ce bras l’a lâchée pour un moment : ses muscles frémissent d’horreur et de pitié. Il laisse sa victime en liberté, et fait signe à son père pour qu’il vole à son secours ! Don Francisco, me comprenez-vous maintenant ? Cette histoire a-t-elle quelque intérêt pour vous ! En sentez-vous l’application ?
Il s’arrêta ; mais Aliaga, muet d’horreur, ne put lui répondre que par une faible exclamation.
— Si je ne me suis pas trompé, ne perdez pas un moment pour sauver votre fille !
En disant ces mots, il piqua sa mule et disparut dans un sentier étroit, entre les rochers, qu’aucun voyageur humain ne paraissait avoir encore parcouru. Aliaga n’était pas, par sa nature, susceptible d’impressions bien fortes ; sans quoi cet avertissement, la manière mystérieuse dont il avait été donné le lieu sauvage où il se trouvait et où l’étranger avait disparu à sa vue, auraient eu sur lui un effet inévitable. Il n’en fut rien. À la vérité, dans le premier moment, il résolut de retourner chez lui sans perdre un instant ; il écrivit même dans ce sens à sa femme ; mais, étant arrivé dans le lieu où il devait passer la nuit, il y trouva des lettres d’affaires qui l’y attendaient. Son correspondant lui annonçait la faillite probable d’une maison de commerce établie dans une ville éloignée de sa route, mais où sa présence pouvait être de la plus haute importance pour ses intérêts. Il y avait aussi des lettres de Montillo, qui lui disaient que la santé de son père était dans une situation si précaire, qu’il ne pouvait songer à le quitter avant que son sort fût décidé. La fortune du fils et la vie du père dépendaient également de cette décision.
Après avoir lu ces lettres, l’esprit d’Aliaga reprit son pli accoutumé. D’ailleurs, l’image mystérieuse de l’étranger et le souvenir de ce qu’il avait raconté se dissipaient peu à peu. Il se glorifia de cet oubli, et attribua à son courage ce qui n’était qu’un effet de son indifférence. Aliaga se mit donc en route pour la ville où ses intérêts l’appelaient, et il écrivit à son épouse que quelques mois s’écouleraient peut-être encore avant qu’il retournât aux environs de Madrid.
Le reste de la terrible nuit qui vit disparaître Isidora se passa, de la part de dona Clara, dans un sombre désespoir, car, malgré la froideur de son caractère, elle conservait encore les sentiments d’une mère, et le bon père Jozé partagea sa douleur.
L’inquiétude de dona Clara était augmentée par la crainte qu’elle avait de la colère de son époux, et des reproches qu’il pourrait lui faire d’avoir négligé, d’une manière impardonnable, les devoirs maternels. Elle fut plusieurs fois tentée, dans le cours de cette affreuse nuit, de réveiller son fils, et de lui demander des conseils et du secours ; mais la violence connue de ses passions la retint ; et elle resta donc livrée, jusqu’au jour, à une douleur muette que rien ne put calmer. Puis tout à coup, mue par une impulsion dont elle ne put se rendre compte, elle se leva de son fauteuil, et se rendit, en toute hâte, à l’appartement de sa fille, comme si elle eût imaginé que les événements de la nuit précédente n’étaient que les suites d’un songe inquiet que les premiers rayons de l’aurore devaient dissiper.
Tout en effet lui en offrit l’apparence. En s’approchant du lit, elle vit Isidora dormant du sommeil le plus profond. Sur sa bouche se peignait un doux, un tranquille sourire. Dona Clara poussa un cri de joie, dont le bruit réveilla le père Jozé, qui s’était endormi, sur une chaise, à l’approche du jour. Il accourut aussi promptement que le permettait sa rotondité naturelle, et son étonnement fut au comble au spectacle qui se présenta à lui.
— Ne la troublons pas, dit-il enfin ; elle est sans doute fatiguée après la nuit qu’elle doit avoir passée.
— Ô mon père ! s’écria dona Clara, ne m’abandonnez pas dans cette extrémité ! Ce que nous voyons est l’ouvrage de la magie, des esprits infernaux. Ne le pensez-vous pas comme moi ?
Cette question était, au fond, fort embarrassante : car le bon père, qui était un excellent homme, n’avait pas une instruction très profonde. Il aurait voulu répondre à dona Clara d’une manière satisfaisante ; mais le fait est qu’il ne savait pas lui-même comment expliquer ce qu’il voyait. Il ouvrit les yeux, fronça le sourcil, serra les lèvres ; et, au moment où dona Clara s’imaginait qu’il allait enfin lui dévoiler le mystère qu’elle brûlait de savoir, il lui dit qu’excessivement fatigués l’un et l’autre, ils feraient bien d’imiter dona Isidora, et de prendre un peu de repos jusqu’à l’heure du déjeuner. Dona Clara voulut en vain le faire parler, elle n’en put obtenir davantage, et fut obligée de céder.
Le père Jozé fut réveillé de meilleure heure qu’il ne l’aurait voulu par un messager de dona Clara, qui, tourmentée par l’inquiétude ordinaire aux âmes faibles, le pressait de venir conférer avec elle sur le sujet qui la préoccupait. Son premier point était de cacher, s’il était possible, l’absence momentanée de sa fille ; et elle sentit son courage se ranimer, quand elle eut remarqué qu’aucun des domestiques ne paraissait s’en être aperçu, et qu’un seul vieux serviteur était absent. Elle fut encore plus tranquillisée par la réception d’une lettre de son mari, qui lui annonçait la prolongation de son absence. Il lui semblait avoir obtenu le sursis d’un arrêt. Elle fit part de ces circonstances au père Jozé, qui l’engagea à s’assurer du silence de ses domestiques par des cadeaux.
Il parlait encore quand Isidora entra dans le salon, et son aspect les étonna tous deux. Son air était calme, sa démarche tranquille ; elle paraissait n’avoir aucune idée de l’inquiétude et de la douleur que son absence avait inspirée. Après le premier silence causé par la surprise, elle fut accablée de questions, que sa mère et le père Jozé auraient pu s’épargner la peine de lui faire : car, pendant plusieurs jours, ni les remontrances, les prières ou les menaces de dona Clara, ni l’autorité spirituelle du confesseur ne purent tirer d’elle un seul mot d’explication. Quand on la pressait vivement, l’esprit d’Isidora montrait un peu de cette indépendance à laquelle sa première existence l’avait habituée. Elle avait été maîtresse de toutes ses actions pendant dix-sept ans ; et, quoique naturellement douce et traitable, quand la médiocrité impérieuse prétendait la tyranniser, elle éprouvait un sentiment de dédain qu’elle ne pouvait exprimer que par un profond silence.
Ce secret ne pouvait cependant pas en rester toujours un. Quelques mois s’écoulèrent, et les visites de son époux donnèrent à l’esprit d’Isidora une tranquillité et une confiance habituelle. Melmoth, lui-même, changeait peu à peu sa féroce misanthropie contre une espèce de tristesse pensive. Isidora voyait ce changement avec une joie inexprimable. Elle espérait qu’une liaison assidue avec elle le ferait participer à la tranquille pureté du cœur d’une femme.
Une nuit, Melmoth la trouva chantant un hymne à la Vierge, et s’accompagnant sur son luth.
— Il me semble, lui dit-il avec un sourire affreux, qu’il est bien tard pour adresser à la Vierge votre prière du soir. Il est minuit passé.
— On m’a assuré, répondit Isidora, que son oreille était ouverte en tout temps.
— S’il en est ainsi, mon aimable amie, ajoutez un verset pour moi.
— Hélas ! dit Isidora en laissant tomber son luth, vous ne croyez pas à ce qu’enseigne l’Église !
— Oui, j’y crois quand je vous écoute.
— N’y croyez-vous qu’alors ?
— Répétez votre hymne à la Vierge.
Isidora obéit, et observa l’effet qu’elle faisait sur son auditeur. Il paraissait ému. Quand elle eut fini, il lui fit signe de chanter encore.
— Mon ami, lui dit-elle, ces répétitions si fréquentes ne ressembleraient-elles
pas plutôt à une représentation théâtrale, qu’à une prière que j’adresse au Dieu que j’aime ?
— Et pourquoi parlez-vous comme si je ne partageais point cet amour pour Dieu ?
— Allez-vous à l’église ?
Un profond silence fut toute la réponse de Melmoth.
— Recevez-vous les sacrements ? Il ne répondit pas davantage.
— M’avez-vous jamais, malgré mes prières réitérées, permis d’annoncer à ma famille inquiète le lien qui nous unissait ?
Pas de réponse.
— Et maintenant… que… peut-être… je n’ose exprimer ce que je sens ! Oh ! comment oserai-je paraître devant des yeux qui m’épient de si près ?… Que dirai-je ?… Femme sans époux !… Mère, sans père pour mon enfant, ou du moins avec un père que le serment le plus terrible me force à ne jamais déclarer ! Ô Melmoth ! ayez pitié de moi ; délivrez-moi de cette vie de contrainte, de fausseté et de dissimulation ; allez me réclamer comme votre épouse, en présence de ma famille, et votre épouse vous suivra, s’attachera à vous, périra avec vous !
En disant ces mots, elle le serrait dans ses bras, et ses larmes inondaient les joues de son époux. Une femme ne nous implore presque jamais en vain dans un moment de honte et d’effroi. Melmoth fut sensible à sa prière ; mais il ne le fut qu’un instant. Regardant sa victime d’un air sérieux et inquiet, il lui demanda si ce qu’elle venait de lui dire était vrai. Elle s’éloigna involontairement, et ne répondit que par son silence. La nature se fit entendre au cœur de Melmoth. Il se dit à lui-même : Cet enfant est le mien ; le fruit de l’amour, le premier-né du cœur et de la nature ; il est à moi, et, quelque chose qui m’arrive, je laisserai après moi un être qui priera pour son père, même quand ses prières tomberaient dans les flammes qui me consumeront à jamais, et s’y évaporeraient comme une goutte de rosée sur les sables brûlants du désert !
À compter de ce jour, la tendresse de Melmoth pour sa femme augmenta d’une manière visible. Le Ciel pourrait seul expliquer la source du sauvage amour avec lequel il la contemplait, et auquel se mêlait toujours un peu de férocité. Il se peut qu’il ait cherché dans l’avenir quelque nouvel objet pour ses funestes expériences, et qu’il ait pensé qu’un enfant qui lui serait parfaitement soumis y serait plus propre qu’aucune autre créature. Quoi qu’il en soit, il parla de l’événement avec autant d’inquiétude qu’un père qui partage tous les sentiments de l’humanité.
Tranquillisée par sa conduite Isidora supporta, sans se plaindre, tous les désagréments attachés à sa nouvelle position, et qui étaient rendus plus pénibles par ses craintes et par le mystère dont elle était obligée de s’envelopper. Elle espérait que Melmoth la récompenserait enfin par un aveu public et honorable ; mais elle n’exprimait cet espoir que par son silence et son sourire. Le moment approchait cependant à grands pas, et les inquiétudes les plus cruelles commencèrent à l’agiter sur le sort d’un enfant né dans des circonstances si mystérieuses. Quand Melmoth revint, il la trouva en pleurs.
— Hélas ! répondit-elle, quand il lui en eut demandé le motif. N’ai-je pas assez de raisons pour pleurer ? Et cependant ai-je répandu bien des larmes ? Il n’y a que vous seul qui puissiez en tarir la source. Je sens que l’événement qui s’approche me deviendra fatal. Je sais que je ne vivrai pas assez longtemps pour voir mon enfant. Dans cette persuasion, j’exige de vous la seule promesse qui puisse me consoler.
Melmoth l’interrompit pour lui dire que ses craintes étaient l’effet naturel de sa position, et que bien des mères, entourées d’une nombreuse progéniture, souriaient en se rappelant que chacun de leurs enfants semblaient devoir leur coûter la vie. Isidora secoua la tête, et dit :
— Les présages que je sens sont de ceux que les mortels n’ont jamais eus en vain. J’éprouve une impression profonde, aussi inexplicable qu’ineffaçable. Il semble que le Ciel me parle dans la solitude ; il m’ordonne de garder son secret, et me menace, si je le divulgue, de ne trouver que des incrédules. Ô Melmoth, ne souriez pas d’une manière si effrayante quand je parle du Ciel, et songez que, peut-être sous peu, vous n’aurez que moi pour y intercéder en votre faveur.
— Mon aimable sainte, dit Melmoth en riant et en se mettant à genoux, permettez-moi de m’y prendre dès à présent pour m’assurer de votre médiation. Croyez que je n’aurai rien de plus pressé que de vous faire canoniser. Vous me fournirez sans doute une ample liste de miracles !
— Puisse votre conversion être le premier ! dit Isidora avec une énergie qui fit frissonner Melmoth.
Elle lui serrait la main, et s’étant aperçue qu’il tremblait, elle voulut poursuivre son triomphe imaginaire.
— Melmoth, s’écria-t-elle, j’ai le droit d’exiger de vous une promesse. J’ai fait pour vous les plus grands sacrifices. Jamais femme n’a donné des preuves d’une plus parfaite soumission. J’aurais pu voir les époux les plus illustres mettre à mes pieds leurs titres et leurs richesses. Dans mon heure de souffrance, les premières familles de l’Espagne se seraient pressées autour de ma porte. Mais je dois souffrir cette terrible lutte de la nature, seule, sans soutien, sans secours, sans consolation ; tandis qu’elle est terrible même pour celles dont les souffrances sont adoucies par la présence d’une mère, et qui entendent répéter les premiers cris de leur enfant par les cris de joie d’une famille entière. Ô Melmoth ! que doit-elle donc être pour moi, qui souffrirai dans le silence et dans la solitude, qui verrai mon enfant arraché de mes bras avant que j’aie pu l’embrasser ? Accordez-moi donc une chose, une seule chose. Jurez que mon enfant sera baptisé selon les rites de l’église catholique. Alors si mes funestes présages s’accomplissent, je mourrai du moins tranquille en songeant que je laisse après moi un être qui priera pour son père, et dont les prières pourront être exaucées. Ah ! si ma voix n’est pas digne d’être écoutée dans le ciel, celle d’un chérubin pourra l’être. Le Sauveur qui sur la terre a laissé approcher de lui les enfants ne les repoussera pas dans le ciel. Oh ! non… non ! il ne repoussera point le vôtre !
— Pourquoi vous refuserai-je ? dit Melmoth, non, non, votre enfant sera chrétien, mahométan, tout ce que vous voudrez : car si vous changez d’avis, vous n’auriez qu’à me le dire.
— Je ne serais pas là pour vous le dire! reprit Isidora.
Dans ce moment, les cloches d’un couvent voisin se firent entendre. On distingua même un chant solennel et monotone. C’était l’office des morts que les religieux célébraient pour un de leurs frères qui venait de mourir.
— Écoutez, dit Isidora. La voix qui parle ainsi n’est-elle pas celle de la vérité ? Ah ! si la vérité ne se trouve pas dans la religion, il n’y en a point sur la terre ! Celui qui n’a point de Dieu, ne saurait avoir de cœur. Ô mon ami, quand vous vous agenouillerez sur la pierre qui me couvrira, ne désirerez-vous pas que mon dernier sommeil soit adouci par une semblable musique? Promettez-moi du moins que vous conduirez mon enfant vers ma tombe, et que vous lui ferez lire la simple inscription qui lui apprendra que je suis morte dans la foi chrétienne et dans l’espoir de l’immortalité. Promettez-le-moi ! jurez-le-moi.
— Votre enfant sera chrétien, dit Melmoth.


Source: http://fr.wikisource.org/wiki/Melmoth_ou_l%E2%80%99Homme_errant



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