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LE MARI

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Peinture: Pierre-Auguste Renoir
Traduction: Denis Roche








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Le mari

Pendant les manœuvres, le régiment de cavalerie de… s'arrêta dans la petite ville de district de… pour y coucher. Un événement aussi important que la nuitée de MM. les officiers agit toujours sur les habitants d'une façon qui stimule et inspire. Les boutiquiers rêvent à l'écoulement de vieux saucissons moi-sis et de boîtes de sardines « les meilleures », restées depuis dix ans sur les rayons ; les aubergistes et autres commerçants ne ferment pas de la nuit. Le chef de recrutement, son secrétaire et la garnison locale mettent leurs tenues les plus neuves. La police court comme une brûlée. Et le diable sait ce que font les dames !

Les dames de…, entendant le régiment approcher, plantè-rent là leurs bassines à confitures et se précipitèrent dans la rue. Oubliant leurs déshabillés et leurs airs ébouriffés, respirant avec force, le cœur battant, elles se hâtèrent à la rencontre du régi-ment, écoutant avec avidité les mesures entraînantes de la mar-che. En voyant leurs visages pâles et inspirés, on eût pu croire que les sons sortaient, non pas des trompettes militaires, mais du ciel.

– Le régiment ! disaient-elles joyeusement ; le régiment ar-rive !

Mais quel besoin ont-elles de ce régiment inconnu, qui passe par hasard et qui partira le lendemain à l'aube ?… Lors-que, ensuite, MM. les officiers, les mains derrière le dos, sta-tionnaient sur la place, décidant la question des logements, tou-tes s'étaient réunies chez la femme du juge d'instruction, et elles critiquaient le régiment à qui mieux mieux.

Elles tenaient déjà, on ne sait d'où, que le colonel était marié, mais vivait séparé de sa femme ; que le lieutenant-colonel était père chaque année d'enfants mort-nés ; que l'aide de camp était amoureux sans espoir d'une comtesse et avait même tenté, une fois, de se suicider. Elles savaient tout. Quand passa sous la fenêtre un soldat, grêlé de petite vérole, en chemise rouge, elles savaient fort bien que c'était l'ordonnance du sous-lieutenant Rymzov, et qu'il courait la ville pour tâcher d'acheter à crédit de l'eau-de-vie dite « anglaise amère ». Bien qu'elles n'eussent vu les officiers qu'en passant et de dos, elles avaient décidé qu'il n'en était, parmi eux, aucun d'intéressant et de joli.

Ayant bavardé de tout leur cœur, elles firent venir l'officier de recrutement et le président du Cercle et leur enjoignirent d'organiser à tout prix une soirée dansante.

Leur désir fut satisfait. Vers neuf heures du soir, la musique militaire jouait dans la rue, devant le cercle, et, au cercle même, MM. les officiers dansaient avec le dames de… Toutes se sentaient des ailes.

Enivrées par les danses, la musique, et le bruit des éperons, elles se donnaient de toute leur âme à leurs connaissances passagères et avaient complètement oublié leurs civils. Leurs pères et leurs maris, relégués au tout dernier plan, étaient groupés à l'entrée du cercle, près d'un maigre buffet. Tous ces caissiers, secrétaires et inspecteurs, malingres, gauches, épuisés par les hémorroïdes, comprenaient très bien leur infériorité. Ils n'entraient pas dans la salle, mais regardaient de loin leurs filles et leurs épouses qui dansaient avec des lieutenants sveltes et agiles.

Parmi les hommes se trouvait l'employé de la régie, Kirill Pétrôvitch Châlikov, individu ivrogne, borné et méchant, à grande tête rase, avec de grosses lippes tombantes. Il avait été jadis à l'Université, avait lu Pîssarév et Dobrolioûbov, chanté des chansons d'étudiant, mais, maintenant, il disait qu'il était assesseur de collège et rien de plus.

Châlikov se tenait appuyé au chambranle de la porte et regardait sa femme sans en détacher les yeux. Ânna Pâvlovna, sa femme, petite brune d'une trentaine d'années, le nez long et le menton pointu, poudrée, serrée dans son corset, dansait sans répit, à en tomber par terre. Les danses l'avaient fatiguée, mais elle était lasse de corps, et non d'esprit… Toute sa figure exprimait le ravissement et le plaisir. Son sein palpitait, des taches jouaient sur ses joues ; tous ses mouvements étaient languides, fondus. On voyait qu'en dansant, elle se rappelait son passé, son lointain passé, alors qu'elle dansait à l'Institut et qu'elle rêvait d'une vie joyeuse, magnifique et était sûre que son mari serait infailliblement un baron ou un prince.

Son mari la regardait et se crispait de colère. Il ne ressen-tait pas de jalousie, mais il lui était désagréable, d'abord qu'à cause des danses il n'y eût aucune place pour jouer aux cartes ; en second lieu, il détestait la musique des cuivres ; troisième-ment il lui semblait que MM. les officiers se comportaient avec trop de désinvolture et de hauteur envers les civils, et enfin, quatrièmement, le principal, il était outré et indigné de l'expression de béatitude de sa femme…

– C'est répugnant à voir ! marmonna-t-il. Bientôt quarante ans, ni peau ni tête et, voyez-la, elle s'est poudrée, frisée, serrée dans un corset ! Elle coquette, minaude et s'imagine que ça lui va… Hein ! Dites-moi… ce que vous êtes belle !

Ânna Pâvlovna était si absorbée par les danses qu'elle ne regarda pas une fois son mari.

– Évidemment, pensait l'employé, avec une joie amère, que sommes-nous, nous, les moujiks ?… Maintenant nous sommes au rancart… Nous sommes des phoques, des ours de district ! Et elle est la reine du bal. Elle est encore si bien conservée que même des officiers peuvent s'intéresser à elle ! Pour un peu, ils s'en amouracheraient !

Pendant la mazurka, la figure de l'employé de la régie se crispa de colère.

Ânna Pâvlovna dansait avec un officier brun, aux yeux à fleur de tête et à pommettes tartares. Il travaillait des jambes sérieusement et avec sentiment, avait un air sérieux, et tournait tellement les genoux qu'il ressemblait à un polichinelle que l'on tire par une ficelle. Ânna Pâvlovna, pâle, tremblante, la taille languissamment ployée, jetait des regards autour d'elle, tâchait d'avoir l'air de ne pas toucher le parquet. Il lui semblait appa-remment qu'elle n'était pas sur terre, pas à un cercle de district, mais quelque part loin, loin, dans les nuages.

Ce n'était pas seulement son visage, tout son corps expri-mait la béatitude… L'employé n'y tint plus. Il voulait tourner en ridicule cette béatitude, faire sentir à Ânna Pâvlovna qu'elle s'oubliait, que la vie n'est pas du tout aussi belle qu'il lui parais-sait présentement dans l'ivresse du bal…

– Attends, maugréa-t-il, je vais t'apprendre à sourire béa-tement ! Tu n'es pas à l'Institut ; tu n'es pas une fillette. Un vieux museau doit comprendre qu'il est un museau !

Les mesquins sentiments de dépit, d'envie, d'amour-propre blessé, de haine provinciale du prochain, qu'engendrent chez les petits fonctionnaires la vie sédentaire et la vodka, grouillaient en lui comme des souris… Ayant attendu la fin de la mazurka, il pénétra dans la salle et se dirigea vers sa femme. À ce moment-là, Ânna Pâvlovna, assise, ainsi que son cavalier, s'éventait, et, clignant coquettement les yeux, racontait comme elle dansait jadis à Pétersbourg. (Elle faisait la bouche en cœur et disait « chez nous à Puturs-bourg ».)

– Anioûta , lui dit l'employé d'une voix rauque, rentrons !

En voyant son mari devant elle, Ânna Pâvlovna tressaillit d'abord, comme se rappelant qu'elle avait un mari ; puis elle rougit toute. Elle avait honte d'avoir un mari aussi noyé d'alcool, aussi commun et aussi maussade.

– Rentrons ! répéta l'employé.

– Pourquoi ? Il est encore de bonne heure !

– Je te prie de rentrer ! dit le mari espaçant ses mots, et donnant à sa figure une expression mauvaise.

– Pourquoi donc ? Est-il arrivé quelque chose ? demanda Ânna Pâvlovna, inquiète.

– Il n'est rien arrivé, mais je désire que tu rentres à l'instant à la maison… Je le désire, voilà tout ; et sans réplique, s'il te plaît !

Ânna Pâvlovna ne craignait pas son mari, mais elle avait honte devant son cavalier, qui, étonné et moqueur, regardait l'employé. Elle se leva et se retira à l'écart avec son mari.

– Que vas-tu inventer ? lui dit-elle. Pourquoi dois-je ren-trer ? Il n'est pas même onze heures.

– Je le désire et il suffit ! Viens, voilà tout !

– Cesse d'aller chercher des absurdités !… Va-t'en toi-même, si tu le veux.

– Bon, alors je vais faire un esclandre !

L'employé vit l'expression de béatitude disparaître peu à peu du visage de sa femme ; il vit combien elle avait honte et combien elle souffrait ; et il se sentit le cœur plus léger.

– Quel besoin as-tu donc de moi ? demanda sa femme.

– Je n'ai pas besoin de toi, mais je désire que tu restes à la maison ; je le désire, voilà tout.

Ânna Pâvlovna ne voulait pas même l'entendre. Elle se mit ensuite à supplier son mari de lui permettre de rester encore une demi-heure ; puis, sans savoir pourquoi, elle s'excusa, se mit à faire des serments, et, tout cela, à voix basse, souriant pour que le public ne pensât pas qu'elle avait une explication avec lui. Elle se mit à l'assurer qu'elle ne resterait que très peu de temps, rien que dix minutes, rien que cinq ; mais l'employé s'en tenait absolument à ce qu'il avait dit.

– À ton idée, reste, mais je ferai un esclandre !

En parlant avec son mari, Ânna Pâvlovna s'était décompo-sée, semblait avoir maigri, vieilli. Blême, se mordant les lèvres, elle sortit dans l'antichambre et se mit à se couvrir…

– Où donc allez-vous, Ânna Pâvlovna, s'étonnaient les da-mes ; où allez-vous, chérie ?

– Elle a mal de tête, répondait pour elle l'employé.

Ayant quitté le cercle, les époux se turent jusqu'à la maison. Le mari suivait sa femme et regardait sa petite silhouette, courbée de chagrin, humiliée. Il se souvenait de la béatitude qui l'avait tant irrité au cercle. Et la conscience que cette béatitude n'existait plus, emplissait son âme d'un sentiment de triomphe. Il était heureux, satisfait, et, en même temps, il lui manquait quelque chose ; il voulait retourner au cercle et faire en sorte que tout le monde devînt triste, ennuyé ; que tous sentissent combien nulle et plate est cette vie, alors qu'on marche ainsi dans l'obscurité, que l'on entend la boue geindre sous ses pieds, lorsqu'on sait qu'en se réveillant, le lendemain, il ne restera plus comme distraction que la vodka et les cartes. Oh ! comme c'est affreux !

Ânna Pâvlovna marchait à peine… Elle était encore sous l'impression des danses, de la musique, des conversations, de l'éclat, du bruit. Elle marchait et se demandait pourquoi Dieu la punissait si fort. Elle se sentait blessée, remplie d'amertume. Étouffant de haine, elle écoutait les pas lourds de son mari. Elle se taisait et tâchait de trouver quelque mot suprêmement inju-rieux, âcre, empoisonné pour le lui lancer, mais, en même temps, elle avait conscience qu'aucun mot ne pouvait atteindre cet être. Que lui étaient les mots ? L'ennemi le plus méchant n'aurait pas pu trouver une situation plus désespérée.

Et la musique continuait à jouer, et la nuit était remplie des accents les plus entraînants et les plus dansants.

1889


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