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LA DAME AUX CAMéLIAS-CHAPITRE2

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Musique : Illustration : La Dame aux Camélias d'après portrait de Charles Chaplin



Musique : Ludwig van Beethoven - Laendler in C Minor Hess 68

Certains droits réservés (licence Creative Commons)





Texte ou Biographie de l'auteur

Chapitre II

La vente était pour le 16.
Un jour d'intervalle avait été laissé entre les visites et la vente
pour donner aux tapissiers le temps de déclouer les tentures,
rideaux, etc.
À cette époque, je revenais de voyage. Il était assez naturel
que l'on ne m'eût pas appris la mort de Marguerite comme une de
ces grandes nouvelles que ses amis apprennent toujours à celui
qui revient dans la capitale des nouvelles. Marguerite était jolie,
mais autant la vie recherchée de ces femmes fait de bruit, autant
leur mort en fait peu. Ce sont de ces soleils qui se couchent
comme ils se sont levés, sans éclat. Leur mort, quand elles
meurent jeunes, est apprise de tous leurs amants en même temps,
car, à Paris presque tous les amants d'une fille connue vivent en
intimité. Quelques souvenirs s'échangent à son sujet, et la vie des
uns et des autres continue sans que cet incident la trouble même
d'une larme.
Aujourd'hui, quand on a vingt-cinq ans, les larmes
deviennent une chose si rare qu'on ne peut les donner à la
première venue. C'est tout au plus si les parents qui payent pour
être pleurés le sont en raison du prix qu'ils y mettent.
Quant à moi, quoique mon chiffre ne se retrouvât sur aucun
des nécessaires de Marguerite, cette indulgence instinctive, cette
pitié naturelle que je viens d'avouer tout à l'heure me faisaient
songer à sa mort plus longtemps qu'elle ne méritait peut-être que
j'y songeasse.
Je me rappelais avoir rencontré Marguerite très souvent aux
Champs-Élysées, où elle venait assidûment, tous les jours, dans
un petit coupé bleu attelé de deux magnifiques chevaux bais, et
avoir alors remarqué en elle une distinction peu commune à ses
semblables, distinction que rehaussait encore une beauté
vraiment exceptionnelle.
Ces malheureuses créatures sont toujours, quand elles
sortent, accompagnées on ne sait de qui.
Comme aucun homme ne consent à afficher publiquement
l'amour nocturne qu'il a pour elles, comme elles ont horreur de la
solitude, elles emmènent ou celles qui, moins heureuses, n'ont
pas de voiture, ou quelques-unes de ces vieilles élégantes dont
rien ne motive l'élégance, et à qui l'on peut s'adresser sans
crainte, quand on veut avoir quelques détails que ce soient sur la
femme qu'elles accompagnent.
Il n'en était pas ainsi pour Marguerite. Elle arrivait aux
Champs-Élysées toujours seule, dans sa voiture, où elle s'effaçait
le plus possible, l'hiver enveloppée d'un grand cachemire, l'été
vêtue de robes fort simples ; et, quoiqu'il y eût sur sa promenade
favorite bien des gens qu'elle connût, quand par hasard elle leur
souriait, le sourire était visible pour eux seuls, et une duchesse
eût pu sourire ainsi.
Elle ne se promenait pas du rond-point à l'entrée des
Champs-Élysées, comme le font et le faisaient toutes ses
collègues. Ses deux chevaux l'emportaient rapidement au Bois.
Là, elle descendait de voiture, marchait pendant une heure,
remontait dans son coupé, et rentrait chez elle au grand trot de
son attelage.
Toutes ces circonstances, dont j'avais quelquefois été le
témoin, repassaient devant moi, et je regrettais la mort de cette
fille comme on regrette la destruction totale d'une belle oeuvre.
Or, il était impossible de voir une plus charmante beauté que
celle de Marguerite.
Grande et mince jusqu'à l'exagération, elle possédait au
suprême degré l'art de faire disparaître cet oubli de la nature par
le simple arrangement des choses qu'elle revêtait. Son cachemire,
dont la pointe touchait à terre, laissait échapper de chaque côté
les larges volants d'une robe de soie, et l'épais manchon qui
cachait ses mains et qu'elle appuyait contre sa poitrine, était
entouré de plis si habilement ménagés, que l'oeil n'avait rien à
redire, si exigeant qu'il fut, au contour des lignes.
La tête, une merveille, était l'objet d'une coquetterie
particulière. Elle était toute petite, et sa mère, comme dirait de
Musset, semblait l'avoir faite ainsi pour la faire avec soin.
Dans un ovale d'une grâce indescriptible, mettez des yeux
noirs surmontés de sourcils d'un arc si pur qu'il semblait peint ;
voilez ces yeux de grands cils qui, lorsqu'ils s'abaissaient, jetaient
de l'ombre sur la teinte rose des joues ; tracez un nez fin, droit,
spirituel, aux narines un peu ouvertes par une aspiration ardente
vers la vie sensuelle ; dessinez une bouche régulière, dont les
lèvres s'ouvraient gracieusement sur des dents blanches comme
du lait ; colorez la peau de ce velouté qui couvre les pêches
qu'aucune main n'a touchées, et vous aurez l'ensemble de cette
charmante tête.
Les cheveux, noirs comme du jais, ondés naturellement ou
non, s'ouvraient sur le front en deux larges bandeaux, et se
perdaient derrière la tête, en laissant voir un bout des oreilles,
auxquelles brillaient deux diamants d'une valeur de quatre à cinq
mille francs chacun.
Comment sa vie ardente laissait-elle au visage de Marguerite
l'expression virginale, enfantine même qui le caractérisait ? C'est
ce que nous sommes forcés de constater sans le comprendre.
Marguerite avait d'elle un merveilleux portrait fait par Vidal,
le seul homme dont le crayon pouvait la reproduire. J'ai eu depuis
sa mort ce portrait pendant quelques jours à ma disposition, et il
était d'une si étonnante ressemblance qu'il m'a servi à donner les
renseignements pour lesquels ma mémoire ne m'eût peut-être
pas suffi.
Parmi les détails de ce chapitre, quelques-uns ne me sont
parvenus que plus tard ; mais je les écris tout de suite pour
n'avoir pas à y revenir, lorsque commencera l'histoire
anecdotique de cette femme.
Marguerite assistait à toutes les premières représentations et
passait toutes ses soirées au spectacle ou au bal. Chaque fois que
l'on jouait une pièce nouvelle, on était sûr de l'y voir, avec trois
choses qui ne la quittaient jamais, et qui occupaient toujours le
devant de sa loge de rez-de-chaussée : sa lorgnette, un sac de
bonbons et un bouquet de camélias.
Pendant vingt-cinq jours du mois, les camélias étaient blancs,
et pendant cinq ils étaient rouges ; on n'a jamais su la raison de
cette variété de couleurs, que je signale sans pouvoir l'expliquer,
et que les habitués des théâtres où elle allait le plus fréquemment
et ses amis avaient remarquée comme moi.
On n'avait jamais vu à Marguerite d'autres fleurs que des
camélias. Aussi chez madame Barjon, sa fleuriste, avait-on fini
par la surnommer la Dame aux Camélias, et ce surnom lui était
resté.
Je savais, en outre, comme tous ceux qui vivent dans un
certain monde, à Paris, que Marguerite avait été la maîtresse des
jeunes gens les plus élégants, qu'elle le disait hautement, et
qu'eux-mêmes s'en vantaient, ce qui prouvait qu'amants et
maîtresse étaient contents l'un de l'autre.
Cependant, depuis trois ans environ, depuis un voyage à
Bagnères, elle ne vivait plus, disait-on, qu'avec un vieux duc
étranger, énormément riche et qui avait essayé de la détacher le
plus possible de sa vie passée, ce que, du reste, elle avait paru se
laisser faire d'assez bonne grâce.
Voici ce qu'on m'a raconté à ce sujet.
Au printemps de 1842, Marguerite était si faible, si changée
que les médecins lui ordonnèrent les eaux, et qu'elle partit pour
Bagnères.
Là, parmi les malades, se trouvait la fille de ce duc, laquelle
avait non seulement la même maladie, mais encore le même
visage que Marguerite, au point qu'on eût pu les prendre pour les
deux soeurs. Seulement la jeune duchesse était au troisième degré
de la phtisie, et peu de jours après l'arrivée de Marguerite elle
succombait.
Un matin, le duc, resté à Bagnères comme on reste sur le sol
qui ensevelit une partie du coeur, aperçut Marguerite au détour
d'une allée.
Il lui sembla voir passer l'ombre de son enfant et, marchant
vers elle, il lui prit les mains, l'embrassa en pleurant, et, sans lui
demander qui elle était, implora la permission de la voir et
d'aimer en elle l'image vivante de sa fille morte.
Marguerite, seule à Bagnères avec sa femme de chambre, et
d'ailleurs n'ayant aucune crainte de se compromettre, accorda au
duc ce qu'il lui demandait.
Il se trouvait à Bagnères des gens qui la connaissaient, et qui
vinrent officiellement avertir le duc de la véritable position de
mademoiselle Gautier. Ce fut un coup pour le vieillard, car là
cessait la ressemblance avec sa fille ; mais il était trop tard. La
jeune femme était devenue un besoin de son coeur et son seul
prétexte, sa seule excuse de vivre encore.
Il ne lui fit aucun reproche, il n'avait pas le droit de lui en
faire, mais il lui demanda si elle se sentait capable de changer sa
vie, lui offrant en échange de ce sacrifice toutes les compensations
qu'elle pourrait désirer. Elle promit.
Il faut dire qu'à cette époque, Marguerite, nature
enthousiaste, était malade. Le passé lui apparaissait comme une
des causes principales de sa maladie, et une sorte de superstition
lui fit espérer que Dieu lui laisserait la beauté et la santé, en
échange de son repentir et de sa conversion.
En effet, les eaux, les promenades, la fatigue naturelle et le
sommeil l'avaient à peu près rétablie quand vint la fin de l'été.
Le duc accompagna Marguerite à Paris, où il continua de
venir la voir comme à Bagnères.
Cette liaison, dont on ne connaissait ni la véritable origine, ni
le véritable motif, causa une grande sensation ici, car le duc,
connu par sa grande fortune, se faisait connaître maintenant par
sa prodigalité.
On attribua au libertinage, fréquent chez les vieillards riches,
ce rapprochement du vieux duc et de la jeune femme. On supposa
tout, excepté ce qui était.
Cependant le sentiment de ce père pour Marguerite avait une
cause si chaste, que tout autre rapport que des rapports de coeur
avec elle lui eût semblé un inceste, et jamais il ne lui avait dit un
mot que sa fille n'eût pu entendre.
Loin de nous la pensée de faire de notre héroïne autre chose
que ce qu'elle était. Nous dirons donc que tant qu'elle était restée
à Bagnères, la promesse faite au duc n'avait pas été difficile à
tenir, et qu'elle avait été tenue ; mais une fois de retour à Paris, il
avait semblé à cette fille habituée à la vie dissipée, aux bals, aux
orgies même, que sa solitude, troublée seulement par les visites
périodiques du duc, la ferait mourir d'ennui, et les souffles
brûlants de sa vie d'autrefois passaient à la fois sur sa tête et sur
son coeur.
Ajoutez que Marguerite était revenue de ce voyage plus belle
qu'elle n'avait jamais été, qu'elle avait vingt ans, et que la maladie
endormie, mais non vaincue, continuait à lui donner ces désirs
fiévreux qui sont presque toujours le résultat des affections de
poitrine.
Le duc eut donc une grande douleur le jour où ses amis, sans
cesse aux aguets pour surprendre un scandale de la part de la
jeune femme avec laquelle il se compromettait, disaient-ils,
vinrent lui dire et lui prouver qu'à l'heure où elle était sûre de ne
pas le voir venir, elle recevait des visites, et que ces visites se
prolongeaient souvent jusqu'au lendemain.
Interrogée, Marguerite avoua tout au duc, lui conseillant,
sans arrière-pensée, de cesser de s'occuper d'elle, car elle ne se
sentait pas la force de tenir les engagements pris, et ne voulait pas
recevoir plus longtemps les bienfaits d'un homme qu'elle
trompait.
Le duc resta huit jours sans paraître ; ce fut tout ce qu'il put
faire, et, le huitième jour, il vint supplier Marguerite de l'admettre
encore, lui promettant de l'accepter telle qu'elle serait, pourvu
qu'il la vît, et lui jurant que, dût-il mourir, il ne lui ferait jamais
un reproche.
Voilà où en étaient les choses trois mois après le retour de
Marguerite, c'est-à-dire en novembre ou décembre 1842.
Source: http://www.ebooksgratuits.com

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