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LE GRAND MEAULNES (CHAP40-41-42)

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3ème Partie - Chapitres 40, 41 et 42
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Texte ou Biographie de l'auteur

Conversation sous la pluie.


Le mois d'août, époque des vacances, m'éloigna des Sablonnières et de la jeune femme. Je dus aller passer à Sainte-Agathe mes deux mois de congé. Je revis la grande cour sèche, le préau, la classe vide... Tout parlait du grand Meaulnes. Tout était rempli des souvenirs de notre adolescence déjà finie. Pendant ces longues journées jaunies, je m'enfermais comme jadis, avant la venue de Meaulnes, dans le cabinet des archives, dans les classes désertes. Je lisais, j'écrivais, je me souvenais... Mon père était à la pêche au loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du piano comme jadis... Et dans le silence absolu de la classe, où les couronnes de papier vert déchirées, les enveloppes des livres de prix, les tableaux épongés, tout disait que l'année était finie, les récompenses distribuées, tout attendais l'automne, la rentrée d'octobre et le nouvel effort--je pensais de même que notre jeunesse était finie et le bonheur manqué; moi aussi j'attendais la rentrée aux Sablonnières et le retour d'Augustin qui peut-être ne reviendrait jamais...


Il y avait cependant une nouvelle heureuse que j'annonçai à Millie, lorsqu'elle se décida à m'interroger sur la nouvelle mariée. Je redoutais ses questions, sa façon à la fois très innocente et très maligne de vous plonger soudain dans l'embarras, en mettant le doigt sur votre pensée la plus secrète. Je coupai court à tout en annonçant que la jeune femme de mon ami Meaulnes serait mère au mois d'octobre.

A part moi, je me rappelai le jour où Yvonne de Galais m'avait fait comprendre cette grande nouvelle. Il y avait eut un silence; de ma part, un léger embarras de jeune homme. Et j'avais dit tout de suite, inconsidérément, pour le dissiper--songeant trop tard à tout le drame que je remuais ainsi:


"Vous devez être bien heureuse?"


Mais elle, sans arrière-pensée, sans regret, ni remords, ni rancune, elle avait répondu avec un beau sourire de bonheur:


"Oui, bien heureuse".


Durant cette dernière semaine des vacances, qui est en général la plus belle et la plus romantique, semaine de grandes pluies, semaine où l'on commence à allumer les feux, et que je passais d'ordinaire à chasser dans les sapins noirs et mouillés du Vieux-Nancay, je fis mes préparatifs pour rentrer directement à Saint-Benoist-des-Champs. Firmin, ma tante Julie et mes cousines du Vieux-Nancay m'eussent posé trop de questions auxquelles je ne voulais pas répondre. Je renonçai pour cette fois à mener durant huit jours la vie enivrante de chasseur campagnard et je regagnai ma maison d'école quatre jours avant la rentrée des classes.


J'arrivai avant la nuit dans la cour déjà tapissée de feuilles jaunies. Le voiturier parti, je déballai tristement dans la salle à manger, sonore et "renfermée" le paquet de provisions que m'avait fait maman... Après un léger repas du bout des dents, impatient, anxieux, je mis ma pèlerine et partis pour une fiévreuse promenade qui me mena tout droit aux abords des Sablonnières.

Je ne voulus pas m'y introduire en intrus dès le premier soir de mon arrivée. Cependant, plus hardi qu'en février, après avoir tourné tout autour du Domaine où brillait seule la fenêtre de la jeune femme, je franchis, derrière la maison, la clôture du jardin et m'assis sur un banc, contre la haie, dans l'ombre commençante, heureux simplement d'être là, tout près de ce qui me passionnait et m'inquiétait le plus au monde.


La nuit venait. Une pluie fine commençait à tomber. La tête basse, je regardais, sans y songer, mes souliers se mouiller peu à peu et luire d'eau. L'ombre m'entourait lentement et la fraîcheur me gagnait sans troubler ma rêverie. Tendrement, tristement, je rêvais aux chemins boueux de Sainte-Agathe, par ce même soir de septembre; j'imaginais la place pleine de brume, le garçon boucher qui siffle en allant à la pompe, le café illuminé, la joyeuse voiturée avec sa carapace de parapluies ouverts qui arrivait avant la fin des vacances, chez l'oncle Florentin... Et je me disais tristement: "Qu'importe tout ce bonheur, puisque Meaulnes, mon compagnon, ne peut pas y être, ni sa jeune femme..."


C'est alors que, levant la tête, je la vis à deux pas de moi. Ses souliers, dans le sable, faisaient un bruit léger que j'avais confondu avec celui des gouttes d'eau de la haie. Elle avait sur la tête et les épaules un grand fichu de laine noire, et la pluie fine poudrait sur son front ses cheveux. Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle aperçu par la fenêtre qui donnait sur le jardin. Et elle venait vers moi. Ainsi ma mère, autrefois, s'inquiétait et me cherchait pour me dire: "Il faut rentrer", mais ayant pris goût à cette promenade sous la pluie et dans la nuit, elle disait seulement avec douceur: "Tu vas prendre froid!" et restait en ma compagnie à causer longuement...


Yvonne de Galais me tendit une main brûlante, et, renonçant à me faire entrer aux Sablonnières, elle s'assit sur le banc moussu et vert-de-grisé, du côté le moins mouillé, tandis que debout, appuyé du genou à ce même banc, je me penchais vers elle pour l'entendre.


Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir ainsi écourté mes vacances:


"Il fallait bien, répondis-je, que je vinsse au plus tôt pour vous tenir compagnie.

- Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je suis seule encore. Augustin n'est pas revenu..."


Prenant ce soupir pour un regret, un reproche étouffé, je commençais à dire lentement:


"Tant de folies dans une si noble tête! Peut-être le goût des aventures plus fort que tout..."


Le fardeau.


La classe devait commencer le lundi. Le samedi soir, vers cinq heures, une femme du Domaine entra dans la cour de l'école où j'étais occupé à scier du bois pour l'hiver. Elle venait m'annoncer qu'une petite fille était née aux Sablonnières. L'accouchement avait été difficile. A neuf heures du soir il avait fallu demander la sage-femme de Préveranges. A minuit, on avait attelé de nouveau pour aller chercher le médecin de Vierzon. Il avait dû appliquer les fers. La petite fille avait la tête blessée et criait beaucoup mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de Galais était maintenant très affaissée , mais elle avait souffert et résisté avec une vaillance extraordinaire.


Je laissai là mon travail, courus revêtir un autre paletot, et content, en somme, de ces nouvelles, je suivis la bonne femme jusqu'aux Sablonnières. Avec précaution, de crainte que l'une des deux blessées ne fût endormie, je montai par l'étroit escalier de bois qui menait au premier étage. Et là, M. de Galais, le visage fatigué mais heureux me fit entrer dans la chambre où l'on avait provisoirement installé le berceau entouré de rideaux.


Je n'étais jamais entré dans une maison où fût né le jour même un petit enfant. Que cela me paraissait bizarre et mystérieux et bon ! Il faisait un soir si beau ? un véritable soir d'été ? que M. de Galais n'avait pas craint d'ouvrir la fenêtre qui donnait sur la cour. Accoudé près de moi sur l'appui de la croisée, il me racontait, avec épuisement et bonheur, le drame de la nuit ; et moi qui l'écoutais, je sentais obscurément que quelqu'un d'étranger était maintenant avec nous dans la chambre...

Sous les rideaux, cela se mit à crier, un petit cri aigre et prolongé... Alors M. de Galais me dit à demi-voix :


"C'est cette blessure à la tête qui la fait crier".


Machinalement ? on sentait qu'il faisait cela depuis le matin et que déjà il en avait pris l'habitude ? il se mit à bercer le petit paquet de rideaux.


"Elle a ri déjà, dit-il, et elle prend le doigt. Mais vous ne l'avez pas vue ?"


Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure bouffie, un petit crâne allongé et déformé par les fers :


"Ce n'est rien, dit M. de Galais, le médecin a dit que tout cela s'arrangerait de soi-même... Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer".


Je découvrais là comme un monde ignoré. Je me sentais le coeur gonflé d'une joie étrange que je ne connaissais pas auparavant...


M. de Galais entr'ouvrit avec précaution la porte de la chambre de la jeune femme. Elle ne dormait pas.


"Vous pouvez entrer", dit-il.

Elle était étendue, le visage enfiévré, au milieu de ses cheveux blonds épars. Elle me tendit la main en souriant d'un air las. Je lui fis compliment de sa fille. D'une voix un peu rauque, et avec une rudesse inaccoutumée ? la rudesse de quelqu'un qui revient du combat :


"Oui, mais on me l'a abîmée", dit-elle en souriant.

Il fallut bientôt partir pour ne pas la fatiguer.


Le lendemain dimanche, dans l'après-midi, je me rendis avec une hâte presque joyeuse aux Sablonnières. A la porte, un écriteau fixé avec des épingles arrêta le geste que je faisais déjà :


Prière de ne pas sonner


Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai assez fort. J'entendis dans l'intérieur des pas étouffés qui accouraient. Quelqu'un que je ne connaissais pas ? et qui était le médecin de Vierzon ? m'ouvrit :


"Eh bien, qu'y a-t-il ? fis-je vivement.

- Chut ! chut ! ? me répondit-il tout bas, l'air fâché. La petite fille a failli mourir cette nuit. Et la mère est très mal".


Complètement déconcerté, je le suivis sur la pointe des pieds jusqu'au premier étage. La petite fille endormie dans son berceau était toute pâle, toute blanche, comme un petit enfant mort. Le médecin pensait la sauver. Quant à la mère, il m'affirmait rien... Il me donna de longues explications comme au seul ami de la famille. Il parla de congestion pulmonaire, d'embolie. Il hésitait, il n'était pas sûr... M. de Galais entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard et tremblant.


Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir ce qu'il faisait :


"Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit pas effrayée ; il faut, a ordonné le médecin, lui persuader que cela va bien".


Tout le sang à la figure, Yvonne de Galais était étendue, la tête renversée comme la veille. Les joues et le front rouge sombre, les yeux par instants révulsés, comme quelqu'un qui étouffe, elle se défendait contre la mort avec un courage et une douceur indicibles.


Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa main en feu, avec tant d'amitié que je faillis éclater en sanglots.


"Eh bien, eh bien, dit M. de Galais très fort, avec un enjouement affreux, qui semblait de folie, vous voyez que pour une malade elle n'a pas trop mauvaise mine !"


Et je ne savais que répondre, mais je gardais dans la mienne la main horriblement chaude de la jeune femme mourante...

Elle voulut faire un effort pour me dire quelque chose, me demander je ne sais quoi ; elle tourna les yeux vers moi, puis vers la fenêtre, comme pour me faire signe d'aller dehors chercher Quelqu'un... Mais alors une affreuse crise d'étouffement la saisit : ses beaux yeux bleus qui, un instant, m'avaient appelé si tragiquement, se révulsèrent ; ses joues et son front noircirent, et elle se débattit doucement cherchant à contenir jusqu'à la fin son épouvante et son désespoir. On se précipita—le médecin et les femmes ? avec un ballon d'oxygène, des serviettes, des flacons ; tandis que le vieillard penché sur elle criait ? criait comme si déjà elle eût été loin de lui, de sa voix rude et tremblante :


"N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu n'as pas besoin d'avoir peur !"


Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu, mais elle continua à suffoquer à demi, les yeux blancs, la tête renversée, luttant toujours, mais incapable, fût-ce un instant, pour me regarder et me parler, de sortir du gouffre où elle était déjà plongée.


... Et comme je n'étais utile à rien, je dus me décider à partir. Sans doute, j'aurais pu rester un instant encore ; et à cette pensée je me sens étreint par un affreux regret. Mais quoi ? J'espérais encore. Je me persuadais que tout n'était pas si proche.

En arrivant à la lisière des sapins, derrière la maison, songeant au regard de la jeune femme tourné vers la fenêtre, j'examinai avec l'attention d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la profondeur de ce bois par où Augustin était venu jadis et par où il avait fui l'hiver précédent. Hélas ! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte ; pas une branche qui remue. Mais, à la longue, là-bas, vers l'allée qui venait de Préveranges, j'entendis le son très fin d'une clochette ; bientôt parut au détour du sentier un enfant avec une calotte rouge et une blouse d'écolier que suivait un prêtre... Et je partis, dévorant mes larmes.


Le lendemain était le jour de la rentrée des classes. A sept heures, il y avait déjà deux ou trois gamins dans la cour. J'hésitai longuement à descendre, à me montrer. Et lorsque je parus enfin, tournant la clef de la classe moisie, qui était fermée depuis deux mois, ce que je redoutais le plus au monde arriva : je vis le plus grand des écoliers se détacher du groupe qui jouait sous le préau et s'approcher de moi. Il venait me dire que "le jeune dame des Sablonnières était morte hier à la tombée de la nuit".


Tout se mêle pour moi, tout se confond dans cette douleur. Il me semble maintenant que jamais plus je n'aurai le courage de recommencer la classe. Rien que traverser la cour aride de l'école c'est une fatigue qui va me briser les genoux. Tout est pénible, tout est amer puisqu'elle est morte. Le monde est vide, les vacances sont finies. Finies, les longues courses perdues en voiture ; finie, la fête mystérieuse... Tout redevient la peine que c'était.

J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de classe ce matin. Ils s'en vont, par petits groupes, porter cette nouvelle aux autres à travers la campagne. Quant à moi, je prends mon chapeau noir, une jaquette bordée que j'ai, et je m'en vais misérablement vers les Sablonnières...


... Me voici devant la maison que nous avions tant cherchée il y a trois ans ! C'est dans cette maison qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin Meaulnes, est morte hier soir. Un étranger la prendrait pour une chapelle, tant il s'est fait de silence depuis hier dans ce lieu désolé.


Voilà donc ce que nous réservait ce beau matin de rentrée, ce perfide soleil d'automne qui glisse sous les branches. Comment lutterais-je contre cette affreuse révolte, cette suffocante montée de larmes ! Nous avions retrouvé la belle jeune fille. Nous l'avions conquise. Elle était la femme de mon compagnon et moi je l'aimais de cette amitié profonde et secrète qui ne se dit jamais. Je la regardais et j'étais content, comme un petit enfant. J'aurais un jour peut-être épousé une autre jeune fille, et c'est à elle la première que j'aurais confié la grande nouvelle secrète...


Près de la sonnette, au coin de la porte, on a laissé l'écriteau d'hier. On a déjà apporté le cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui m'accueille, qui me raconte la fin et qui entr'ouvre doucement la porte... La voici. Plus de fièvre ni de combats. Plus de rougeur, ni d'attente... Rien que le silence, et, entouré d'ouate, un dur visage insensible et blanc, un front mort d'où sortent les cheveux drus et durs.


M. de Galais, accroupi dans un coin, nous tournant le dos, est en chaussettes, sans souliers, et il fouille avec une terrible obstination dans des tiroirs en désordre, arrachés d'une armoire. Il en sort de temps à autre, avec une crise de sanglots qui lui secoue les épaules comme une crise de rire, une photographie ancienne, déjà jaunie, de sa fille.


L'enterrement est pour midi. Le médecin craint la décomposition rapide, qui suit parfois les embolies. C'est pourquoi le visage, comme tout le corps d'ailleurs, est entouré d'ouate imbibée de phénol.


L'habillage terminé ? on lui a mis son admirable robe de velours bleu sombre, semée par endroits de petites étoiles d'argent, mais il a fallu aplatir et friper les belles manches à gigot maintenant démodées—au moment de faire monter le cercueil, on s'est aperçu qu'il ne pourrait pas tourner dans le couloir trop étroit. Il faudrait avec une corde le hisser dehors par la fenêtre et de la même façon le faire descendre ensuite... Mais M. de Galais, toujours penché sur de vieilles choses parmi lesquelles il cherche on ne sait quels souvenirs perdus, intervient alors avec une véhémence terrible.

"Plutôt, dit-il d'une voix coupée par les larmes et la colère, plutôt que de laisser faire une chose aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai et la descendrai dans mes bras..."


Et il ferait ainsi, au risque de tomber en faiblesse, à mi-chemin, et de s'écrouler avec elle !


Mais alors je m'avance, je prends le seul parti possible : avec l'aide du médecin et d'une femme, passant un bras sous le dos de la morte étendue, l'autre sous ses jambes, je la charge contre ma poitrine. Assise sur mon bras gauche, les épaules appuyées contre mon bras droit, sa tête retombante retournée sous mon menton, elle pèse terriblement sur mon coeur. Je descends lentement, marche par marche, le long escalier raide, tandis qu'en bas on apprête tout.


J'ai bientôt les deux bras cassés par la fatigue. A chaque marche, avec ce poids sur la poitrine, je suis un peu essoufflé. Agrippé au corps inerte et pesant, je baisse la tête sur la tête de celle que j'emporte, je respire fortement et ses cheveux blonds aspirés m'entrent dans la bouche ? des cheveux morts qui ont un goût de terre. Ce goût de terre et de mort, ce poids sur le coeur, c'est tout ce qui reste pour moi de la grande aventure, et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant cherchée ? tant aimée...

Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut en ce lieu, ce soir-là, que pour la première et la dernière fois, elle me parla de Meaulnes.


"Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, François Seurel, mon ami. Il n'y a que nous ? il n'y a que moi de coupable. Songez à ce que nous avons fait...


"Nous lui avons dit: "Voici le bonheur, voici ce que tu as cherché pendant toute ta jeunesse, voici le jeune fille qui était à la fin de tous tes rêves!"


"Comment celui que nous poussions ainsi par les épaules n'aurait-il pas été saisi d'hésitation, puis de crainte, puis d'épouvante, et n'aurait-il pas cédé à la tentation de s'enfuir!

- Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous étiez ce bonheur-là, cette jeune fille-là.

- Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoir cette pensée orgueilleuse. C'est cette pensée-là qui est cause de tout.


"Je vous disais: "Peut-être que je ne puis rien faire pour lui". Et au fond de moi, je pensais: Puisqu'il m'a tant cherchée et puisque je l'aime il faudra bien que je fasse son bonheur". Mais quand je l'ai vu près de moi, avec toute sa fièvre, son inquiétude, son remords mystérieux, j'ai compris que je n'étais qu'une pauvre femme comme les autres...

"- Je ne suis pas digne de vous", répétait-il, quand ce fut le petit jour et la fin de la nuit de nos noces.


"Et j'essayais de le consoler, de le rassurer. Rien ne calmait son angoisse. Alors j'ai dit: "S'il faut que vous partiez, si je suis venue vers vous au moment où rien ne pouvait vous rendre heureux, s'il faut que vous m'abandonniez un temps pour ensuite revenir apaisé près de moi, c'est moi qui vous demande de partir..."


Dans l'ombre je vis qu'elle avait levé les yeux sur moi. C'était comme une confession qu'elle m'avait faite, et elle attendait, anxieusement, que je l'approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je dire? Certes, au fond de moi, je revoyais le grand Meaulnes de jadis, gauche et sauvage, qui se faisait toujours punir plutôt que de s'excuser ou de demander une permission qu'on lui eût certainement accordée. Sans doute aurait-il fallu qu'Yvonne de Galais lui fit violence, et lui prenant la tête entre ses mains, lui dit: "Qu'importe ce que vous avez fait; je vous aime; tous les hommes ne sont-ils pas des pécheurs?" Sans doute avait-elle eu grand tort, par générosité, par esprit de sacrifice, de le rejeter ainsi sur la route des aventures... Mais comment aurais-je pu désapprouver tant de bonté, tant d'amour!...


Il y eut un long moment de silence, pendant lequel, troublés jusques au fond du coeur, nous entendions la pluie froide dégoutter dans les haies et sous les branches des arbres.

"Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. Plus rien ne nous séparait désormais. Et il m'a embrassée, simplement, comme un mari qui laisse sa jeune femme, avant un long voyage..."


Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main fiévreuse, puis son bras, et nous remontâmes l'allée dans l'obscurité profonde.


"Pourtant il ne vous a jamais écrit? demandai-je.

- Jamais", répondit-elle.


Et alors, la pensée nous venant à tous deux de la vie aventureuse qu'il menait à cette heure sur les routes de France ou d'Allemagne, nous commençâmes à parler de lui comme nous ne l'avions jamais fait. Détails oubliés, impressions anciennes nous revenaient en mémoire, tandis que lentement nous regagnions la maison, faisant à chaque pas de longues stations pour mieux échanger nos souvenirs... Longtemps ? jusqu'aux barrières du jardin--dans l'ombre, j'entendis la précieuse voix basse de la jeune femme; et moi, repris par mon vieil enthousiasme, je lui parlais sans me lasser, avec une amitié profonde, de celui qui nous avait abandonnés...


Le cahier de devoirs mensuels.


Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où des femmes, tout le jour, berçaient et consolaient un tout petit enfant malade, le vieux M. de Galais ne tarda pas à s'aliter. Aux premiers grands froids de l'hiver il s'éteignit paisiblement et je ne pus me tenir de verser des larmes au chevet de ce vieil homme charmant, dont la pensée indulgente et la fantaisie alliée à celle de son fils avaient été la cause de toute notre aventure. Il mourut, fort heureusement, dans une incompréhension complète de tout ce qui s'était passé et, d'ailleurs, dans un silence presque absolu. Comme il n'avait plus depuis longtemps ni parents ni amis dans cette région de la France, il m'institua par testament son légataire universel jusqu'au retour de Meaulnes, a qui je devais rendre compte de tout, s'il revenait jamais... Et c'est au Sablonnières désormais que j'habitai. Je n'allais plus à Saint-Benoist que pour y faire la classe, partant le matin de bonne heure, déjeunant à midi d'un repas préparé au Domaine, que je faisais chauffer sur le poêle, et rentrant le soir aussitôt après l'étude. Ainsi je pus garder près de moi l'enfant que les servantes de la ferme soignaient. Surtout j'augmentais mes chances de rencontrer Augustin, s'il rentrait un jour aux Sablonnières.


Je ne désespérais pas, d'ailleurs, de découvrir à la longue dans les meubles, dans les tiroirs de la maison, quelque papier, quelque indice qui me permit de connaître l'emploi de son temps, durant le long silence des années précédentes ? et peut-être ainsi de saisir les raisons de sa fuite ou tout au moins de retrouver sa trace... J'avais déjà vainement inspecté je ne sais combien de placards et d'armoires, ouvert, dans les cabinets de débarras, une quantité d'anciens cartons de toutes formes, qui se trouvaient tantôt remplis de liasses de vieilles lettres et de photographies jaunies de la famille de Galais, tantôt bondés de fleurs artificielles, de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux démodés. Il s'échappait de ces boîtes je ne sais quelle odeur fanée, quel parfum éteint, qui, soudain, réveillaient en moi pour tout un jour les souvenirs, les regrets, et arrêtaient mes recherches...


Un jour de congé, enfin, j'avisai au grenier une vieille petite malle longue et basse, couverte de poils de porc à demi rongés, et que je reconnus pour être la malle d'écolier d'Augustin. Je me reprochai de n'avoir point commencé par là mes recherches. J'en fis sauter facilement la serrure rouillée. La malle était pleine jusqu'au bord des cahiers et des livres de Sainte-Agathe. Arithmétiques, littératures, cahiers de problèmes, que sais-je ?... Avec attendrissement plutôt que par curiosité, je me mis à fouiller dans tout cela, relisant les dictées que je savais encore par coeur, tant de fois nous les avions recopiées ! "L'Aqueduc" de Rousseau, "Une aventure en Calabre" de P.L. Courier, "Lettre de George Sand à son fils"...


Il y avait aussi un "Cahier de Devoirs Mensuels". J'en fus surpris, car ces cahiers restaient au Cours et les élèves ne les emportaient jamais au dehors. C'était un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de l'élève, Augustin Meaulnes, était écrit sur la couverture en ronde magnifique. Je l'ouvris. A la date des devoirs, avril 189... je reconnus que Meaulnes l'avait commencé peu de jours avant de quitter Sainte-Agathe. Les premières pages étaient tenues avec le soin religieux qui était de règle lorsqu'on travaillait sur ce cahier de compositions. Mais il n'y avait pas plus de trois pages écrites, le reste était blanc et voilà pourquoi Meaulnes l'avait emporté.


Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à ces coutumes, à ces règles puériles qui avaient tenu tant de place dans notre adolescence, je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages du cahier inachevé. Et c'est ainsi que je découvris de l'écriture sur d'autres feuillets. Après quatre pages laissées en blanc on avait recommencé à écrire.


C'était encore l'écriture de Meaulnes, mais rapide, mal formée, à peine lisible ; de petits paragraphes de largeurs inégales, séparés par des lignes blanches. Parfois ce n'était qu'une phrase inachevée. Quelquefois une date. Dès la première ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir là des renseignements sur la vie passée de Meaulnes à Paris, des indices sur la piste que je cherchais, et je descendis dans la salle à manger pour parcourir à loisir, à la lumière du jour, l'étrange document. Il faisait un jour d'hiver clair et agité. Tantôt le soleil vif dessinait les croix des carreaux sur les rideaux blancs de la fenêtre, tantôt un vent brusque jetait aux vitres une averse glacée. Et c'est devant cette fenêtre, auprès du feu, que je lus ces lignes qui m'expliquèrent tant de choses et dont voici la copie très exacte...


Source: InLibroVeritas

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